EXORCISMES ET POSSESSIONS

EXORCISMES ET POSSESSIONS

Des possédées en Normandie et principalement de celles du couvent des franciscaines de Louviers par Louis Du Bois

Des possédées en Normandie
et principalement de celles du couvent
des franciscaines de Louviers
par
Louis Du Bois

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               Qui credit cite, levis est corde, et minorabitur.
                ECCLESIAST. XIX. 4.

L’organisation si délicate et en quelque sorte si bizarre du sexe féminin, l’expose, dans certaines circonstances, à recevoir d’une imagination éminemment impressionnable une influence telle que la même femme, qui s’évanouirait à la vue d’une araignée, brave la mort pour sauver un être chéri, et dans l’Inde préfère au déshonneur les tortures effroyables du feu où elle s’élance avec intrépidité.

C’est à cette organisation qui a toujours rendu la femme propre à jouer un grand rôle dans les fureurs suivies d’extases des pythonisses, dans les convulsions du cimetière de Saint-Médard, dans les possessions et les obsessions prétendues opérées par le diable.

Depuis que les lumières de la raison sont enfin parvenues à se faire jour à travers les ténèbres de l’ignorance et du fanatisme, et que la physiologie a révélé les phénomènes de notre nature, on a reconnu que les femmes sujettes aux extases dévotes ; que les pythonisses, dans les paroxismes de leurs vapeurs hystériques, prédisant l’avenir tant bien que mal ; que les convulsionnaires recevant sans douleur apparente les secours meurtriers des coups de bûches et de chenets ; que les fascinées, les obsédées, les maléficiées, les magnétisées, les démoniaques, étaient possédées non du diable, mais de l’hystérie et de la monomanie, quand ce n’était pas par spéculation qu’elles se prêtaient à des manoeuvres de jonglerie.

La possession et obsession par le diable devint épidémique en certains pays et à certaines époques. Telle fut au XVe siècle cette monomanie des Nonnains qui gagna tous les couvens de femmes de la Saxe, du Brandebourg, de divers autres états de l’Allemagne, pénétra jusque en Hollande, et partout présentait le spectacle assez peu édifiant de religieuses qui « prédisaient, cabriolaient, grimpaient, bêlaient et se mordaient entre elles (1). »

Comme on voit, c’est surtout chez de pauvres recluses, exaltées par la dévotion, les jeûnes, le fouet ou la discipline, la solitude, la continence forcée, que les phénomènes de l’hystérie sont plus fréquents et plus bizarrementremarquables.

Il ne faut pas croire que ces extravagances aient été seulement ridicules. Les tortures atroces de la question tant ordinaire qu’extraordinaire, le feu même des bûchers punissaient souvent outre mesure et parfois injustement des malheureux monomanes, ou des imposteurs qui ne méritaient pas la mort. Qui ne connaît l’histoire funeste des religieuses de Loudun, et le rôle atroce qu’y joua le cardinal de Richelieu ?

Notre Normandie fut aussi témoin de ces pieuses folies, dont nous nous bornerons à rappeler les plus remarquables.

La croyance aux sortilèges et aux maléfices remonte aux plus lointaines époques. Chez les Romains la loi des douze tables condamnait à mort les auteurs des maléfices et ceux qui fesaient par enchantement passer chez eux les productions des terres du voisinage. Beaucoup d’accusés furent les victimes déplorables de ces absurdes imputations, car la plupart sans doute ne pouvaient pas, ainsi que Caïus Furius Crésinus (2), présenter, comme leurs seuls moyens de magie, les meilleurs instrumens aratoires du pays, les meilleures méthodes du tems, les ouvriers les plus intelligens et les plus robustes.

L’effet des maléfices exercés sur les personnes, la possession des hommes et surtout des femmes par le démon, ne sont guères connus que depuis les évangiles qui parlent même des pourceaux possédés qui, dans le moyen-âge, auraient été brûlés vifs, mais qui alors en furent quittes pour la noyade. Les pères du désert de la Thébaïde avaient été en butte à des grandes et fréquentes tentations, mais ils avaient triomphé honorablement.

Depuis cette période de tribulations, saint Augustin assura (3) positivement que le diable était désormais enchaîné, et que, tout rugissant qu’il est contre la race humaine, il ne peut s’élancer au-delà du bout de sa chaîne qui est fort courte et très serrée. C’est sans doute depuis l’avènement du Christ-Sauveur qui fit aussi taire les oracles dont, comme chacun sait, la voix n’était que celle du démon. Il faut convenir que cette assertion de saint Augustin, qui malheureusement n’a guères été écoutée, est pourtant fort rassurante, surtout si l’on considère que le savant et judicieux Jean Wier (4) ne compte pas moins de 7 millions 405 mille 926 mauvais génies ou démons, commandés par 72 princes des ténèbres.

Quoi qu’il en soit, à l’époque où l’on venait de découvrir l’imprimerie et où l’on allait trouver l’Amérique, Innocent VIII, qui siégea de 1484 à 1492, osa dans les termes suivans démentir le saint évêque d’Hippone : « Nous avons appris qu’un grand nombre de personnes des deux sexes ont l’audace d’entrer en commerce intime avec le diable, et par leurs sorcelleries frappent également les hommes et les bêtes, rendent stérile le lit conjugal, font périr les enfans des femmes et les petits des animaux, et flétrissent les moissons des champs, les raisins des vignobles, les fruits des arbres, et les herbes des pâturages. »

Il n’en fallut pas davantage pour accroître la fureur des inquisiteurs qui infestaient alors la surface du monde chrétien.

Les tortures et les massacres, frappant en tous lieux et sans pitié comme sans discernement les Juifs, les hérétiques et les sorciers, couvrirent l’Europe de bûchers et de sang, et préparèrent les succès de Luther et de Calvin, par l’effet naturel de la juste aversion qu’excitaient la barbarie féroce et l’immoralité du moyen-âge.

Les désordres des moines n’eurent guères de retentissement que dans quelques conciles et dans les fabliaux ; mais la corruption des couvens de femmes fut plus remarquée, parceque elle était accompagnée de circonstances plus extraordinaires, ainsi qu’on va le voir dans nos récits dont l’exactitude est facile à constater.

En 1509, le 31 mai, le pape Jules II fit brûler à Berne plusieurs jacobins dépravés.

Vers 1557, sous le pontificat de Paul IV, Rome eut sous les yeux, pendant quatre ans entiers, le spectacle scandaleux de 99 femmes et filles regardées comme possédées du démon.

En 1569, la fille d’un tisserand de Romorantin, Marthe Brossier, âgée d’environ 20 ans, fut traitée comme possédée et en cette qualité soumise à toutes les formalités des exorcismes, courut le monde sous l’inspiration de la Sainte-Ligue (4), l’attestation des médecins et la protection de l’abbé de Saint-Martin, jusque à ce que le parlement et le pape lui-même, d’après l’invitation des agens de France, la forçassent en 1599 à rester sédentaire et tranquille (5).

Peu de temps après, vers 1600, un imposteur nommé Robert Bisson, et qu’on désignait communément sous le nom du prêtre de Bellouet, (sans doute parceque il était né dans cette commune du canton de Livarot), avait l’effronterie de se donner, à qui voulait l’entendre et le croire, pour le plus grand des fabricateurs de miracles. Grâce au commérage de quelques dévotes, il n’était question que des sourds auxquels il avait rendu l’ouie, que des aveugles auxquels il restituait la vue, et que des boiteux qu’il fesait marcher droit. L’examen diminua bien vite les proportions d’un si prodigieux mérite : la nature continuait de suivre ses lois, et l’abbé Bisson finit obscurément par passer pour n’être plus bon tout au plus qu’à guérir les accès de fièvre (7), les rages de dents et les piqûres d’orties.

Dans le courant de 1611, Louis Jauffred, plus connu sous le nom de Gaufridi, curé et directeur des ursulines de Marseille, y avait été brûlé vif pour avoir ensorcelé ces saintes filles.

Marie de Coutances, qui mourut en 1656, avait été, durant 32 mortelles années, en la possession des diables. Malgré le tems que l’on eut d’examiner cette délicate affaire, on ne savait pas au juste si Marie était sorcière ou possédée, ou bien même l’une et l’autre, et jusque à nos jours son véritable état est resté incertain ; mais, ce qui ne l’est pas du tout, c’est que, en sa première qualité, mise en prison à la conciergerie du parlement de Rouen, elle fut déchargée de cette imputation par un arrêt formel, et, qui plus est, visitée discrètement par des matrones et trouvée clairement vierge à n’en pas douter.

On connaît l’histoire du pauvre Urbain Grandier, brûlé vif, comme Gaufridi, pour avoir bien et dûment ensorcelé d’autres ursulines, celles de la ville de Loudun, en 1632. Ce fut le 18 auguste 1634 que cet infortuné, après avoir été appliqué à la plus rude question, fut déclaré « atteint et convaincu du crime de magie, maléfice et possession, arrivés par son fait ès personnes d’aucunes religieuses et autres personnes séculières, et condamné à être brûlé vif avec les pactes et caractères magiques restés au greffe. »

Nous aurions eu de quoi nous étendre sur cette déplorable matière ; mais en tout il faut savoir se borner, notamment en fait de magie et de possessions diaboliques. Toutefois, nous allons, avant d’en venir aux religieuses possédées du couvent de Saint-François de Louviers, parler succintement de quelques autres événemens de ce genre arrivés ailleurs qu’en Normandie.

Ainsi nous ne ferons qu’indiquer :

1° l’histoire d’Elisabeth Allier, native de la Côte Saint-André en Dauphiné, possédée pendant 21 ans par deux démons dont le nom a été conservé pour l’instruction et l’édification de la postérité, qui doit savoir qu’ils s’appelaient Orgueil et Bonifarce : les exorcismes qui mirent fin à cette scandaleuse possession ne durèrent pas moins que depuis le mercredi 18 auguste 1649, jusque au 23 du même mois (8) ;

2° Les horribles tentations de la Mère Catherine de Saint-Augustin, morte à Quebec en 1668, et dont Ragueneau a écrit la vie bien exactement : biographie édifiante dans laquelle cet honnête jésuite cite plusieurs saintes qui furent possédées du démon, et entre autres la vénérable Mère Alix qui le fut pendant 20 ans ; « la sainte abbesse Sara, en Scythie, » durant 30 ans, sans qu’elle ait jamais demandé à Dieu d’en être délivrée : ce qui prouve qu’elle ne s’en trouvait pas trop mal ; et sainte Françoise Romaine qui n’eut avec les diables que l’avantage d’être « assommée de coups ; »

3° La possession des vénérables religieuses et autres personnes pieuses de la ville d’Auxonne, en 1662, sur lesquelles on publia un jugement en mai 1736 ;

4° La relation publiée à Toulouse en 1682, par l’autorité du parlement, qui fut plus judicieux que celui qui, dans le siècle suivant, fit rompre vif l’innocent et malheureux Calas : car celui de 1682 fit constater et connaître la supercherie des quatre demoiselles qui, à la fin de 1681, dans la Maison de l’Enfance, prétendaient éprouver, pendant la messe, des hoquets, des vomissements, et rendaient des épingles qu’on regardait comme fesant partie d’un pacte (9) ;

5° La guérison de la possédée de Reims qui fut opérée en 1683, par l’application du diurnal de saint Bernard qui avait pourtant prophétisé si peu juste sur la croisade de 1146 ; guérison au surplus bien authentique, puisque elle eut lieu en présence de 7 ou 8 religieuses et de 2 ou 3 prêtres, tous fort judicieux, très sincères, et tout à fait désintéressés dans la question.

Revenons à la Normandie, avant de nous occuper des religieuses franciscaines de Louviers, objet principal de nos recherches.

Ce ne fut pas seulement en 1641, que le malin esprit fit rage à Louviers parmi les pauvres religieuses de cette ville, qui est devenue le théâtre d’une industrie bien autrement importante que celle des possessions diaboliques et des pieux exorcismes. Palma Cayet (10) nous a conservé de curieux détails sur des diableries que nous allons rapporter d’après lui.

Dans la nuit du 16 auguste 1591, il advint dans Louviers un cas émerveillable, peu de tems après que cette ville eut été soumise à Henri IV.

Vers minuit, après un affreux tapage, dans une maison voisine du portail de la grande église, près d’un corps-de-garde commandé par le capitaine Diacre, deux femmes se présentèrent aux fenêtres, criant à l’aide et voulant se jeter du haut en bas, disant que c’était un esprit qui les avait tourmentées. Le lendemain, ces deux femmes déclarèrent que « sur le minuit un esprit était descendu par la cheminée, comme un brandon de feu qui s’était adressé a leur servante, l’avait poursuivie en la ruelle du lit, l’avait battue d’une hallebarde, dont elle avait le visage meurtri, et avait fait tous les brisemens et tout le désordre qu’ils voyaient. »

Cette servante s’appelait Françoise Fontaine. Mise en prison, elle y commit beaucoup d’actes étranges, et les continua en présence du prévôt Morel qui l’interrogea le 31 auguste. Elle s’élevait de deux pieds de haut et bientôt après elle se laissait « tomber à terre sur son dos, tout de son long, les bras étendus comme une croix, et après elle se traînait, la tête devant, sur son dos, le long du parquet. »

On n’en reprit pas moins l’interrogatoire : « cette pauvre fille confessa qu’un grand homme noir s’était apparu à elle, lui disant qu’elle s’était donnée à lui quand les trois soldats la violèrent… Elle confessa que ce grand homme noir l’avait tant importunée, qu’enfin il avait eu sa compagnie par plusieurs fois ; lequel avait continué toutes les nuits, réservé à la nuit passée qui était la cause, pourquoi ce grand homme noir l’avait tant tourmentée. »

Les flambeaux furent renversés, les lumières éteintes, les assistans mis en fuite, le prévôt et la servante frappés au milieu d’accidens merveilleux, qui sont contés au long par Cayet.

Françoise, reconduite en prison vers dix heures du soir, y recommença ses extravagances qui effrayèrent beaucoup le geôlier et les prisonniers. Elle descendit dans le puits au moyen de la corde, et s’y tint, « la tête en bas, les pieds en haut, » si fortement que huit hommes ne l’en purent retirer que lorsque le curé Belet l’eut exorcisée et aspergée d’eau bénite.

Le lundi 2 septembre, cette fille fut conduite à l’église Notre-Dame, dans la chapelle de la Trinité, où le chapelain Buisson dit la messe. Lorsque on présenta l’hostie à Françoise pour la communier, « il s’apparut comme une ombre noire hors l’église, qui cassa une losange des vitres et souffla le cierge qui était sur l’autel…. Tout aussitôt Françoise, qui était à deux genoux, fut enlevée si épouvantablement que ce fut tout ce que purent faire six personnes que de la ramener à terre… Plus de 1200 personnes virent cela, entre lesquelles étaient les sieurs abbé de Mortemer, de Rate, les sieurs de Rubempré, les barons de Neufbourg, des Noyers, le sieur Séguier, grand-maître des forêts, et plusieurs autres. »

On recommença les exorcismes. Tout allait bien ; mais on représenta l’hostie. Aussitôt la possédée « fut emportée en l’air, la tête en bas, les pieds en haut » : ce qui n’était pas plus décent que la descente dans le puits. Mais il paraît que c’était chez cette fille un parti pris d’intervenir en toutes choses l’ordre naturel.

Heureusement, comme il paraît que le charme était dans ses cheveux, on s’avisa de la raser : ce qui aurait été un remède insuffisant si on n’eût pas annoncé qu’on allait faire promener le rasoir sur toutes les parties où il pouvait s’exercer.

Alors Françoise déclara au prévôt qu’elle était allégée, et n’hésita plus à renoncer au malin esprit.

Il ne faut pas négliger de remarquer en passant qu’on avait attiré à ce spectacle plusieurs soldats protestans dont quelques-uns ne manquèrent pas de se convertir à l’aspect d’un cas aussi émerveillable.

Ce n’était pas seulement à Louviers que Françoise Fontaine avait été le jouet du démon : à Paris, dans divers autres lieux et notamment à Bernai, en présence de plusieurs cordeliers et de quelques curés, elle avait victorieusement résisté aux exorcismes et aux bons effets des processions générales, même ordonnées par le légal Gaëtan.

Il était grand tems que la pauvre fille fut délivrée des obsessions diaboliques, car elle déclara (et elle devait le savoir) que trois semaines plus tard, le malin esprit devait venir la « guérir pour l’emmener avec un courtaut noir. »

En homme sage, le bon prévôt fit garder Françoise encore un mois dans la chapelle avec accompagnement de prêtres et d’archers : « pendant lequel tems et du depuis, elle n’a plus été tourmentée du malin esprit. » Je le crois bien ; et je me garde bien de ne pas croire aussi que, comme l’observe Cayet, « cette histoire est notable d’autant plus que, selon saint Paul (II Corinth., 7) Les ruses de satan sont grandes ; et que tous les actes en ont été écrits et signés authentiquement par plusieurs gens d’église qui ont vu tout ce que dessus. »

Quittons un moment Louviers pour passer à d’autres faits, qui concernent aussi notre Normandie.

Le cordelier Saunier avait distribué des pâtes ensorcelées, et abusé (de 1696 à 1698), par le moyen toujours très commode de la confession, de Catherine Bedel de la Rigolette et de Marie Bénoist de la Bucaille. Le révérend père n’avait négligé, dit-on (11), ni magie, ni prestiges, ni illusions : il n’en fut que mieux, lui et la Bénoist, condamnés à être pendus et brûlés, après avoir été appliqués à la question tant ordinaire qu’extraordinaire (12). Heureusement pour le cordelier, il avait quitté le pays, et il était parti pour Nancy au mois d’auguste 1697. La Bedel ne fut condamnée qu’à trois ans de bannissement ; on fit subir à Jeanne de Launey les atrocités de l’une et l’autre question (13).

A Bulli en Brai (canton de Neufchâtel), vers 1725, il y eut beaucoup de scandale occasionné par la procédure dirigée contre Nicolas Desquinemare, prieur-curé de cette commune : il fut détenu par lettres de cachet dans l’abbaye du Bourg-Achard, tandis que cinq possédées qu’il avait compromises se trouvaient depuis 1723, arrêtées dans les prisons de Rouen et de Neufchâtel. Dans un mémoire, daté du Bosc-Achard en auguste 1725, l’abbé Desquinemare dit que « il y avait long-tems qu’il voyait que les maléfices fesaient de grands désordres dans sa paroisse, lorsque enfin il s’aperçut en 1723, que Marie Terrier et Anne-Françoise Le Fèbvre non-seulement étaient maléficiées, mais même possédées ; » ce dont sans doute le bon prieur était bien sûr. Cette dernière était même allée à l’abbaye de Saint-Evroul qui avait la réputation de guérir, par l’immersion dans une fontaine fameuse, tous les maléfices et les accidens aussi fâcheux qu’incontestables qui en sont la suite : mais l’ensorcellement de la pauvre Le Fèbvre était si tenace que le voyage n’avait produit aucun effet salutaire. « Dans le cours des exorcismes, continue le prieur Desquinemare, le diable se manifesta et se dit être Belzébut, déclarant posséder Anne Le Fèbvre par les maléfices de Laurent Gandouet, ainsi que Belphégor possédait Marie Terrier. » Il paraît que Gandouet n’endura point patiemment l’imputation du curé de Bulli, car il rendit plainte en justice et fit décréter de prise de corps et le curé et les deux femmes. Le décret fut confirmé par arrêt du parlement de Rouen (14). Cette cour de justice qui se rappelait l’affaire de Louviers et quelques autres du même genre, toutes plus ridicules les unes que les autres, n’eut pas d’égard à 22 pages d’attestations, pourtant bien authentiques sans doute et bien dignes de foi, lesquelles certifiaient que les deux possédées avalaient impunément des pierres, des boucles et même du verre, tous objets de dure digestion, comme les certificats eux-mêmes.

Une possession de jeunes femmes avait commencé en 1732, au retour des feuilles du mois de mai : les filles de M. Le Vaillant de l’Eau-Partie et quelques autres jeunes personnes de Landes-sur-Ajon (15) passèrent pour être les victimes de l’obsession et de la possession du diable. Le Vaillant lui-même publia en 1735 un Mémoire pour établir la certitude incontestable de ces faits, et fut bravement secondé par M. de Vâcognes et même par une douzaine de docteurs de Sorbonne qui y croyaient fermement. Cependant, pour répondre à Le Vaillant, Charles-Gabriel Poré et le D. Dudouet, de Caen, firent en 1737 paraître sous le voile de l’anonyme un « Examen de la prétendue possession des filles de la paroisse de Landes et réfutation du Mémoire par lequel on s’efforce de l’établir (16). » Cette publication consciencieuse mit à portée d’apprécier les faits. Le curé de Landes s’appelait Jean Heurtin : il n’était encore qu’obitier d’Evreci lorsque, précédemment, il avait été interdit par l’évêque de Baïeux au sujet d’une Marie Letoc, fameuse alors sous le sobriquet de la Sainte d’Evreci. Creulli (17), supérieur des eudistes de Caen, seconda puissamment l’abbé Heurtin dans ses exorcismes que l’évêque de Baïeux (M. de Luynes) approuvait fort, persuadé qu’était le débonnaire prélat de la sincérité de la possession des filles de Landes. Comme ces moyens ne parurent pas sans doute assez efficaces, on se détermina à faire venir de Paris un célèbre exorciste, qui s’appelait Charpentier, et un renfort de docteurs non moins fameux. Ce fut peine tout-à-fait perdue : je ne sais pas si le diable rentra en enfer, mais il est certain que tout rentra dans l’ordre, dès qu’on eut envoyé l’honnête Heurtin à l’abbaye de Belle-Etoile, et dispersé Mlles de l’Eau-Partie dans diverses communautés de Caen et de Baïeux où je suis bien sûr que satan n’avait pas d’accès.

L’affaire la plus intéressante en ce genre, parceque elle s’exerça sur un plus grand théâtre et par de plus nombreux acteurs, et parceque les détails en ont été recueillis avec plus de soin, est l’histoire des franciscaines de la ville de Louviers, que par ces motifs nous avons cru devoir réserver pour la fin de notre travail.

POSSÉDÉES DE LOUVIERS.

Les détails fort curieux de la possession de ces dévotes filles qui appartenaient à l’ordre de saint François et dont la maison fut, après de longs scandales, supprimée en 1647, par arrêt du parlement de Normandie, sont contenus dans un certain nombre d’écrits dont voici les titres :

1° Examen de la possession des religieuses de Louviers. Paris, 1643 ; in-4°, 18 pages. Cet examen est tiré d’une « lettre écrite par une personne de croyance à un sien ami. » Elle est datée de Paris le 30 septembre 1643 : cette date est manuscrite. L’ouvrage est du D. Yvelin, médecin de la reine régente ;

2° Censure de l’Examen de la possession des religieuses de Louviers. 1643 ; in-4°, 38 pages. L’auteur de cette brochure reproche au D. Yvelin d’avoir voulu faire passer son écrit sous le nom de Dubal ou Dubar, son ami ;

3° Réponse à l’Examen de la possession des religieuses de Louviers, à M. Levilin (sic pour Yvelin). Evreux, J. de La Vigne. 1643 ; in-4°, 14 pages. « Publiée le 28 octobre » dit une note manuscrite. Cet opuscule et le précédent ne renferment que des injures et sont sans intérêt ;

4° Réponse à l’Examen de la possession des religieuses de Louviers. Lettre anonyme et sans date, comme l’Examen. In-4°, 13 pages. Une note manuscrite porte ces mots : « publiée le 30 octobre 1643 ; »

5° Récit Véritable contenant ce qui s’est fait et passé aux exorcismes de plusieurs religieuses de la ville de Louviers, en présence de M. le pénitencier d’Evreux et de M. Le Gauffre. Paris, Fouquoyre ; in-4°, 8 pages. (Note manuscrite : « publié le 4 novembre 1643 ; »

6° Continuation des exorcismes de plusieurs religieuses de la ville de Louviers, en présence de M. le pénitencier d’Evreux et de M. Le Gauffre, avec la délivrance d’une fille possédée, ayant eu une des reliques du B. père Bernard, en présence de plusieurs personnes. In-4°, 8 pages. Cette brochure est adressée à la reine par Le Gauffre ;

7° Apologie pour l’auteur de l’Examen de la possession des religieuses de Louviers, à MM. Lemperière et Magnart, médecins à Rouen. Paris, 1643 ; in-4°, 31 pages. (C’est probablement un nouvel ouvrage du jeune docteur Yvelin.)

8° Récit Véritable de ce qui s’est fait et passé etc. (comme au n°5). Paris, Alliot, 1643 ; in-8°, 107 pages. C’est une seconde édition du récit, avec des augmentations. Il nous offrira de curieux détails ainsi que les deux écrits du D. Yvelin ;

9° La Défense de la vérité touchant la possession des religieuses de Louviers, par Jean Le Breton, théologien. Evreux, de l’imprimerie épiscopale de Nicolas Hamilton, 1643 ; in-4°, 27 pages. Cette défense de l’évêque, beaucoup plus que la vérité, offre à peu près tout ce qu’on peut attendre d’un théologien opiniâtre aux prises avec un médecin éclairé ;

10° Traicté de la marque des Possédez et la preuve de la véritable possession des religieuses de Louviers, par P. M. Esc. D. en M. Rouen, Osmont, 1644 ; in-4°, 94 pages. Van-Thol attribue ce traité à Simon Pietre qui le mit au jour sous les initiales de P. Marescot, écuyer, docteur en médecine, son beau-père ;

11° Arrêt de la cour du parlement de Rouen contre Mathurin Picard et Thomas Boullé, dûment atteints et convaincus des crimes de magie, sortilége, sacriléges, impiétés et cas abominables commis contre la Majesté divine, et autres mentionnés au procès. Rouen, Petitval, 1647 ; in-4°, 8 pages. L’arrêt est du 21 auguste 1647 ;

12° L’innocence Reconnue, ou défense de Mathurin Picard, curé du Ménil-Jourdain, par Laugeois, successeur immédiat de Le Picard. (Manuscrit in-4°, copié en 1787 sur l’autographe qui était alors entre les mains de M. d’Acquigni.) D’après cet ouvrage consciencieux, divisé en IX chapitres, Le Picard serait innocent, mais non pas Boullé ou Boullay, son vicaire. Laugeois a le bon sens de ne pas croire à la possession des nonnes de Louviers ;

13° Histoire de Madelène Bavent, religieuse du monastère de Saint-Louis de Louviers, avec sa confession générale et testamentaire où elle déclare les abominations, impiétés et sacriléges qu’elle a pratiqués et vu pratiquer tant dans le dit monastère qu’au sabat, et les personnes qu’elle y a remarquées. Ensemble l’arrêt contre Picard, etc. Cette histoire est dédiée à madame la duchesse d’Orléans. Paris, Le Gentil, 1652 ; in-4°, 80 pages. Il semble, par l’épitre dédicatoire, que Le Gentil est l’éditeur de l’ouvrage ainsi que de « un petit imprimé portant le titre d’Avis » relatif aux religieuses de Louviers. Nous n’avons pu découvrir cet Avis. Madelène Bavent était encore prisonnière à la conciergerie du palais à Rouen, lorsque en 1647 elle rédigea son Histoire d’après les conseils de son confesseur, l’oratorien Desmarets, sous-pénitencier de Rouen ;

14° Procès Verbal de M. le pénitencier d’Evreux de ce qui lui est arrivé dans la prison, interrogeant et consolant Madelène Bavent, magicienne, à une heureuse conversion et repentance. Paris, 1643 ; in-4°, 7 pages (15 octobre, suivant une note manuscrite).

Les faits que nous allons raconter n’appartiennent pas à une seule des maisons religieuses de Louviers. Les exorcismes eurent lieu au couvent de Saint-François ; mais, à l’hôpital Saint-Louis, les Soeurs ne se comportaient pas mieux : le mal était épidémique et qui pis est contagieux. Les hospitalières et surtout la soeur Madelène Bavent firent grand bruit alors, ainsi que nous le verrons dans le cours de ce récit.

La prétendue possession des religieuses de Louviers eut d’autant plus de retentissement dans les feuilles de Pont-Neuf et autres publications de ce genre, qu’il ne s’était passé que dix ans depuis l’affaire de Loudun, et qu’on voyait figurer l’évêque d’Evreux (François de Péricard), le grand pénitencier De Langle, deux médecins de Rouen (Lemperière et Magnart), Billard, curé de Vernon, le séraphique P. Ignace capucin, prédicateur, et diffiniteur de son ordre, le Revérend Père Esprit de Bosc-Roger, autre capucin indigne, auquel ses exorcismes valurent la fonction de diffiniteur de son ordre et de gardien du grand couvent de Rouen ; Briant, médecin de Louviers ; Charton, grand pénitencier de Paris ; l’archevêque de Toulouse, Charles de Montchal ; le conseiller-d’état Morangis (18) ; le chanoine de Paris Martineau, (ces quatre derniers envoyés par la reine) ; et, pour comble de grands personnages, les jésuites Annibal Séqueran, et Ragon, recteur du collège des jésuites de Rouen : tous avaient d’abord été pour le moins dupes des apparences, et ensuite par entêtement et vanité ne voulaient point passer pour avoir été mystifiés.

Deux années s’étaient écoulées, et les possessions avaient redoublé depuis huit mois. Dans le courant d’auguste 1643, comme cette affaire ébruitée avait retenti jusque à la cour, la reine-régente envoya à Louviers, indépendamment d’un archevêque, de deux autres ecclésiastiques et de deux conseillers-d’état, un médecin attaché à sa personne. C’était le docteur Yvelin qui, à son arrivée, trouva l’évêque d’Evreux et quelques autres personnages, qui croyaient fermement à la possession de 6 religieuses et à l’obsession de 17 autres (19). Ce jeune médecin, qui était très éclairé, remarqua que ces 23 femmes jouissaient d’une fort bonne santé. Il ne tarda pas à s’apercevoir de leur imposture, et de la part qu’y prenait un jésuite, grand exorciste et opposant obstiné à toute recherche des causes naturelles de l’événement. Ces personnages prévenus, aveuglés ou menteurs, voyaient des miracles partout, et jusque dans un mal au sein dont souffrait Madelène Bavent, qui sera l’objet d’un article particulier. L’une des possédées, montrant au médecin, dit le docteur Yvelin, « une petite tumeur variqueuse, qui lui était survenue à la jambe, lui soutenait que c’était l’un des yeux du bouc du sabat, qui par ce moyen était devenu borgne. » Et tous les théologiens, qui étaient là, ne manquaient pas de témoigner leur assentiment à ce mensonge évident, tandis qu’ils s’opposèrent à la présentation d’une hostie non consacrée, offerte pour voir si le diable la discernerait de celles qui l’avaient été. Ce moyen très simple de découvrir la vérité fut repoussé par eux comme étant inutile, et « parceque le diable ne pouvait pas connaître si les hosties étaient consacrées ou non. »

Yvelin raconte que, voyageant avec le grand pénitencier Charton, ce débonnaire ecclésiastique « attribuait aux malins esprits tout ce qui lui arrivait, jusque là que, étant monté sur un petit cheval noir qui se déferrait à chaque moment pour avoir la corne tout usée, il nous voulait persuader que c’était Léviathan, diable domicilié à Louviers, depuis qu’on lui a fait quitter Loudun, qui lui rendait souvent ce déplaisir à cause que, en l’exorcisant, il lui fesait bien plus de peine qu’aux autres diables, ses associés…. Ce qui m’ayant fait juger le personnage fort crédule, je me résolus de lui en donner tout au long. Je lui dis donc que je connaissais ce Léviathan, pour l’avoir vu à Loudun lorsque il tourmentait la soeur Agnès ; que j’étais avec un conseiller de Tours ; qu’il nous dit des choses fort secrètes qui nous étonnèrent beaucoup : ce que je feignais, sans autre dessein que de faire le chemin plus gaîment. Mais cette invention eut un succès que je n’avais pas espéré ; car cet homme entra auparavant moi au couvent et conta si précisément ce que je lui avais dit, que, lorsque j’y allai, je connus par ce que me dit Léviathan par la bouche d’une de ces religieuses que, pensant n’avoir affaire qu’à un fol, je pourrais avoir en la même personne un fourbe à combattre ; car, me prenant pour un chirurgien, il me dit les mêmes choses de point en point comme je les avais racontées sur le chemin. Je vous laisse à deviner quelle pensée me fit naître ce prélude en faveur de la possession dont il s’agit. »

D’après la demande expresse des commissaires députés, les médecins de Rouen arrivèrent à Louviers le 1er septembre 1643, et s’empressèrent d’aller au monastère de Saint-louis se réunir aux graves personnages que nous avons fait connaître, tous plus ou moins experts dans le grand art de la démonologie et de la sorcellerie, mais tous, à l’exception d’Yvelin,

        Gens d’esprit faible et de robuste foi,

et, comme nous l’apprend Simon Pietre dans son sérieux Traité de la marque des possédés, « tous gens d’honneur, de probité et de suffisance. » Quant à cette suffisance, qu’il faut prendre en bonne part, elle pouvait bien être comme la grâce suffisante qui ne suffit jamais.

Les exorcismes allaient leur train et devaient être pour les spectateurs un sujet de récréation plus que d’édification. Quelques-uns de ces exorcismes duraient plus de huit heures consécutives et souvent mettaient en danger la vie des pauvres actrices de ces indécentes pantomimes. Une fille de quinze ans, Marie Chéron, qui se disait possédée par un diable nommé Grongade, soumise à ces rudes épreuves depuis 9 heures du matin jusque à 5 heures du soir, faillit périr de ses fatigues d’autant plus grandes que l’on se trouvait alors au mois d’auguste.

On signala, comme remarquables entre tous les autres, les exorcismes du samedi 29 auguste, du mercredi 30 septembre, et du jeudi 1er octobre. Pendant celui du 30 septembre, Le Gauffre (auteur du Récit Véritable qu’il adresse à la Reine), raconte que lui et frère Jean virent la soeur Marie du Saint-Sacrement, laquelle était possédée par Putiphar, « se renverser sur le dos, la tête en bas. » Cet honnête Le Gauffre rapporte naïvement que, le 1er octobre, il fit inutilement à la religieuse que possédait Cismond l’application d’un reliquaire enrichi d’une partie « du coeur de saint Bernard, du sang de saint François de Sales, et du bois de la vraie croix, » toutes reliques pourtant fort authentiques, comme on n’en saurait douter. Il ajoute que, le vendredi 2 octobre, le pénitencier Mariage et lui recommencèrent leurs exorcismes, dans la chapelle de Notre-Dame-de-Lorette, sur soeur Anne de la Nativité, qui était possédée par le fameux Léviathan, l’un des démons les plus redoutables : car, comme on s’en doute bien, tous n’étaient pas de la même force. Dans ce solennel exercice, Léviathan répondit à une question : « Je n’en dirai pas davantage ; je crève ; j’enrage ; je n’en puis plus. - M. le pénitencier lui demanda si ce serait le dimanche ensuivant à la fin de la procession et de la neuvaine. Il s’écria de rechef : chien de pénitencier, ne me parle point de cela, car j’enrage qu’il faille que j’obéisse à ces petits hommes. - Conjuré de quitter la fille, il obéit, et elle demeura paisible. »

L’abbé Le Gauffre, auteur de ce récit qu’il appelle Véritable, n’était pas homme à rester en si beau chemin. Ce digne homme fit encore subir à la reine l’envoi d’une Continuation des Exorcismes, dans laquelle on voit comme quoi on amena au confessionnal « une fille possédée par le démon Gonsague…. Conjuré de dire quel il était, il répondit : J’avais envoyé trois diables ici ; mais Dagon, ne les trouvant pas assez forts, m’a fait venir moi-même, et j’y demeurerai. » Le pauvre diable n’était pas bien sûr de son fait ; car, à peine exorcisé, il se mit à crier piteusement qu’il n’en pouvait ; mais une autre possédée, « la soeur Bonaventure, continue Le Gauffre, vint se confesser à moi. Est à remarquer que ce diable a eu toujours envie de me parler. » Je le crois bien ; il y a toujours tant d’avantage à s’entretenir avec les gens d’esprit. « Comme j’en fis refus, continua-t-il, je lui demandai en quel lieu de la fille il était. » La question était délicate, c’était peut-être s’exposer à quelque réponse incongrue ; mais, en assez bon diable, Arfaxa (c’est bien le nom propre de ce malin esprit) répondit honnêtement : « Au pied ! » répartie sage et mesurée, beaucoup plus que les propos qui la suivirent.

Le pénitencier, s’étant mis aux trousses de la diablesse Putiphar, obtint durant ses exorcismes la réponse suivante, en propres termes : « Faut-il que Madelène (20) nous tienne pour des couards, et qu’elle ait plus de force que nous. Oui, je n’oserais aller au sabat ; elle est toujours à me reprocher que je n’ai rien exécuté de ce qu’elle m’a dit. - Interrogé si elle va au sabat, dit : elle y va accompagnée de quatre diables. - Interrogé comment elle peut sortir de son cachot, dit : par de fausses clés qu’un de nos serruriers a faites. » Nous ne suivrons pas le reste de ce dialogue un peu niais. Comme la Putiphar n’était sans doute pas obstinée, elle quitta sa possédée au premier ordre que le pénitencier lui intima. Les possesseurs n’étaient pas toujours aussi dociles, comme nous le verrons par la suite.

Tous les narrateurs de ces événemens bizarres n’étaient pas des compères. Le docteur Yvelin du moins, et nous en avons eu des preuves, ne mérite aucun reproche. Il attribue avec beaucoup de vraisemblance la cause de tous ces désordres à l’abbé Mathurin Le Picard, curé du Ménil-Jourdain, auteur anonyme d’un ouvrage qui avait paru en 1623 sous un titre assez plaisant (21). Le Picard, dit Yvelin dans son Apologie pour l’auteur de l’Examen, « avait persuadé à ces filles que le vrai moyen d’agrandir leur maison et la rendre recommandable était de s’étudier aux façons des possédés décrites dans des livres (dont on a trouvé quelques-uns dans le couvent), soit qu’il crût que, émouvant par ces stratagèmes les assistans à pitié, ils seraient aussi excités à faire quelques aumônes, ou bien que, prenant ces opinions de possession pour marques de sainteté en elles, la visite serait plus fréquente, dont elles pourraient retirer grand avantage. Tant y a qu’il les obligeait à faire ces grimaces devant lui pour les dresser à ce métier de diable. Il enchérissait par-dessus tous ceux qui montrent cet art, par cette déclaration de charmes ; mais le pauvre maître est mort trop tôt pour leur profil. »

L’auteur déjà cité du Récit qualifié Véritable, Le Gauffre, dit en propres termes : « L’après-dînée du dimanche 4 octobre (fête de Saint-François),  au retour de la procession, M. le pénitencier fit une conjuration à tous les démons de quitter les filles, et à Putiphar en particulier… Putiphar répondit : Je proteste à Lucifer et à Belzébut de renoncer à toute éternité à cette Mariette (22) et à tous ceux qui se confient en elle. Et, regardant en haut comme s’il eût vu quelque chose, criait : Maudite journée ! Dagon, me laisseras-tu ? Mariette, maudite Mariette ! chiens d’hommes de terre, poudre et cendre ! Et criait, disant cela : Aïe ! aïe ! aïe ! d’une voix plaintive. A ces paroles, Dagon se leva tout en furie, voulant battre tout le monde… Putiphar dit : Dagon, Léviathan et tous les diables m’abandonnent ; c’est encore un effet de la puissance de Mariette. Ote tes pieds de dessus moi, chien de pénitencier ! Moi qui régis et gouverne les astres, qui gouverne les provinces, de me voir réduit sous les pieds d’un petit homme de terre et de poussière. C’est moi qui dois faire les commandemens et non pas les recevoir de vous autres, réduits dans cette maudite maison comme des chiens. Quand on parlera d’un Dagon, d’un Putiphar, d’un Léviathan et d’un Ancisi (23), on dira que ce sont des diables qui n’ont point de puissance… Commandé de dire qui l’avait envoyé, a répondu : C’est ce maudit Picard ; il était prêtre du sabat ;  il était prince du sabat…… Mariette m’a dit : Vois-tu ce petit homme ? Il est grand, il te confondra et te lira…. Commandé de déclarer ce petit homme, a répondu : Ah ! chien, c’est ce maudit évêque de ce diocèse. Je te dis que, depuis que cette maison est en affliction, il a fait des actions qui ont tant plu à cette Mariette, que ce sera la cause d’une grande perfection à cet évêque… La mère Jeanne n’a pas un démon formé : c’est la force du charme. Les charmes ne vont point sans démons ; son démon n’est pas dans elle ; le nom de son démon est Arsaloth. Cette pauvre petite Marotte, frappant sur le corps, est une fille que je voudrais qu’elle ne portât point les noms qu’elle porte ; j’aurais  bien de la prise sur elle. Ce sont les deux noms que l’on nomme si souvent, Marie de Jésus. Elle est possédée d’une terrible façon ; elle a maléfice et possession ; elle est plus travaillée en l’esprit qu’au corps ; le démon s’appelle Apérat. L’autre est travaillée au corps et en l’esprit : cette fille est Louise de l’Ascension (24) ; le nom de son démon est Arphaxat. Elle a un charme des plus puissans. Diantre ! il est en un terrible endroit que je ne pense pas que jamais elle en guérisse : c’est une poudre entre les deux yeux. C’est son petit père Picard qui lui a baillé. Le diable qu’elle a est cause que soeur Louise de l’Ascension a une douleur à l’épaule gauche : c’est que nous ne touchons jamais les personnes qu’au côté gauche. Il y a encore une petite Marthillonne : c’est la petite Marthe Duval. Il y a encore la soeur qui est décédée. Le petit père les a bien accommodées toutes deux ; il a fait ce qu’il a pu à la troisième. »

Enfin, Le Gauffre commanda à Dagon d’aller « avec la fille souffler le cierge qui était sur l’autel et de faire une croix sur le pavé avec sa langue. » Ce fut l’occasion de grands débats, comme on s’en doute bien. « M. le pénitencier et moi, dit-il, poussés d’une secrète inspiration et échauffés d’une ferme confiance, nous le pressâmes vigoureusement à satisfaire à ce commandement, pour assurance et confirmation que tout ce qu’il avait dit était véritable (cet exorcisme étant un des plus importans que nous eussions encore ouï). Le démon se rendant rebelle plus on le pressait, car il crevait de dépit de se voir obligé à faire une action si lâche et si servile, nous prîmes la résolution d’y passer plutôt la nuit que de le quitter…. Ce misérable Putiphar, n’en pouvant plus, fut contraint de se lever et d’aller, comme un Cibilot (25), sautelant devant ce cierge, tournant tantôt à droite, tantôt à gauche, fesant mine de le souffler, puis le soufflant à demi, se renversait aussitôt en arrière, fesait des gestes et des postures à faire crever de rire…. Puis revenait à mesure que nous redoublions. Enfin, nous ayant mené jusque à 9 heures, se sentant forcé et violenté par une vertu d’en haut qui avait désiré cela de notre persévérance, il fit la croix sur le pavé, telle qu’un peintre ne la saurait mieux faire, puis vint souffler le dit cierge, et quitta aussitôt la fille. »

Ce fut bientôt le tour de Cismond qui ne tint pas moins de 3 heures d’horloge en l’exorcisme qu’on lui fit. « Ce qu’il nous dit méritait bien cette peine, puisque, par sa propre confession, son instruction est suffisante de convertir cent mille âmes » ni plus ni moins.

« Cependant il agitait le corps de la fille que quatre à peine pouvaient retenir. L’enlevant de terre, il la laissait retomber sur le pavé plusieurs fois, en sorte qu’il semblait qu’elle fût toute brisée, ayant le visage tout de travers, les yeux affreux, et la bouche écumante de rage. En même tems survint Grongat, bouffonnant et raillant de voir son compagnon ainsi traité. »

Il y a lieu de croire que l’abbé Le Gauffre n’était pas tout à fait désintéressé dans son zèle, et qu’il aspirait à en faire une durable application. En effet, il prétend que Grongat lui parla en ces termes : « Je le déclare que la Sainte Vierge qui t’a conduit ici n’est pas encore satisfaite de ce que tu y as fait, mais qu’elle attend que tu y reviennes pour voir terminer cette affaire. Elle veut que tu sois confesseur, afin que, sachant l’intérieur de ces filles et leur innocence, tu la puisses faire connaître à tout le monde. Oui, je te dis qu’elle veut que tu sois confesseur. »

Le Gauffre, parvenu à sa 105e page, termine ainsi le Récit Véritable qu’il fait à la reine : « Nous sommes à un tems, Madame, où jamais on n’a vu tant de malices noires, tant de crimes énormes, et tant de desseins formés pour détruire et abolir le culte de Dieu… Depuis votre heureuse régence vous avez entendu parler de crimes qui n’étaient jamais venus à votre connaissance, sans ceux qu’on ne vous dira jamais de peur de vous effrayer… C’est enfin, Madame, ce qui nourrit et entretient le vice dans Paris, les blasphèmes, les vilenies, les ivrogneries, l’impureté, l’athéisme, le judaïsme, les abominations, la corruption et le mépris de la religion. »

Un nouveau chevalier, qui veut envers et contre tous prouver la sincérité de la possession des religieuses dont louviers tirait tant d’éclat, se présente dans l’arène : c’est l’abbé Le Breton, qui se donne comme prenant la défense de la vérité, tandis qu’il n’embrassait que celle de son évêque, complètement dupe de ce que le D. Yvelin appèle tout simplement des singeries. Il est vrai que c’est par ordre du prélat, que l’abbé desserre son in-quarto dans lequel de méthodiques subdivisions, un peu plus pédantesques que claires, ont pour objet d’élucider ces nébuleuses matières. Il en néglige rien, et c’est une justice à lui rendre, pour démontrer que « environ quinze religieuses étaient grandement travaillées des démons intérieurement et extérieurement. Ces quinze filles, dit-il, témoignent dans le tems de leur communion une horreur étrange du Saint-Sacrement, lui font la grimace, lui tirent la langue, crachent contre lui et le blasphèment avec une apparente impiété extrême. Elles font d’étranges convulsions et contorsions de leurs corps, et entre autres se courbent en arrière en forme d’arc sans y employer leurs mains, et en sorte que tout leur corps est appuyé sur leur front autant ou plus que sur leurs pieds, et tout le reste est en l’air… Au sortir de là, après quatre heures d’efforts, elles se trouvent aussi saines, aussi fraîches, aussi tempérées, (durant les plus chaudes après-dînées des jours caniculaires) que si rien ne leur fût arrivé. Quelquefois elles s’évanouissaient pendant plus d’une demi-heure. Elles reviennent de cet évanouissement en remuant premièrement l’orteil, et puis le pied, et puis la jambe, et puis la cuisse, et puis le ventre, et puis la poitrine, et puis la gorge. » C’est un véritable exercice en sept tems : « Parmi ces quinze filles il y en a trois des plus célèbres que l’on exorcise coutumièrement et qui, durant les exorcismes, font voir aux personnes qui connaissent le naturel des démons un naturel tout pareil à celui-là par mille ruses, fourberies, mensonges, hypocrisies, endurcissemens, impudences extrêmes, inquiétudes continuelles, rages et fureurs étranges. »

Je ne sais pas si le bon abbé Le Breton connaissait la nature des démons, mais nous allons voir qu’il ignore celle de la vérité quoique il s’en dise le défenseur. Il prétend, page 10, que les possédées répondaient nettement aux questions qui leur étaient adressées soit en grec, soit en latin, quoique elles ne connussent pas ces langues. Voici la réfutation de ce mensonge dans le Récit Véritable de Le Gauffre : on objecte, dit-il page 102, « qu’elles ne parlent pas grec et latin ; mais ces mêmes personnes en doivent les premières louer Dieu, car elles auraient le déplaisir de ne les pouvoir entendre. » Le Breton assure que ces possédées indiquent les lieux où se trouvent enterrés des charmes quelque petits qu’ils soient. Le D. Yvelin, qui avait pendant 17 jours entiers étudié ces saintes filles, rapporte à la fin de son Apologie que, « la nuit de la conception de Notre-Dame, on devait découvrir un charme d’importance ; que plusieurs personnes de condition de Rouen y furent exprès ; que la fille possédée, fesant feinte de le chercher, M. de Busserolles, conseiller en la cour des Aides à Rouen, s’apercevant qu’elle avait le pouce et le petit doigt d’une main serrés ensemble, lui saisit promptement la main, et fit voir à plus de 80 personnes qu’elle tenait entre ses doigts le maléfice que l’on cherchait, qui était une hostie marquée de trois gouttes de sang, avec ces trois lettres D. M. B. : ce qui émut tellement l’assemblée que l’on cria tout haut qu’il fallait brûler le couvent, les filles et leur équipage. » L’évêque d’Évreux fut un moment ébranlé, mais le capucin Esprit de Bosc-Roger le ramena à son opinion en disant « que ce pouvait être un artifice du diable qui aurait voulu mettre ce maléfice entre les mains de cette fille pour entretenir dans leur opinion ceux qui ne croient point cette possession. » D’après les convaincantes raisons du capucin et l’assentiment des compères, les fraudes pieuses et les singeries continuèrent.

Toutes ces belles choses furent jugées, dit l’abbé Le Breton, « surnaturelles de la seconde sorte de surnaturalité par l’évêque d’Evreux » et les autres discrètes personnes, illustres et illustrissimes, revérends et révérendismes, qui assistaient gravement à ces ridicules et scandaleuses momeries. Je m’en rapporte à l’auteur : il soutient que « encore qu’il ne soit bien évident si ce sont des démons plutôt que des âmes damnées, néanmoins il y a plus d’apparence que ce sont des âmes damnées. Toujours sera-ce diablerie », ajoute l’auteur qui termine sa dévote élucubration par cette conclusion bien digne de l’exorde : soit donc conclu généralement que les actions des religieuses de Louviers sont surnaturelles à raison pour le moins de leurs circonstances, et que les principes dont ces actions procèdent sont des démons et démons qui possèdent ces pauvres filles. »

Quoiqu’il en soit, nous allons analyser le récit de Simon Pietre qui avait été bien informé et qui s’exprime avec une grande candeur.

Quand la docte et judicieuse assemblée eut pris convenablement séance au réfectoire, on présenta aux médecins plusieurs religieuses au nombre de cinq, dont trois s’étaient un peu calmées ; mais, comme raconte notre historien, cette bonace ne dura pas long-tems ; car bientôt après deux d’entre elles commencèrent à changer de visage, tourner les yeux, soupirer, faire des grimaces, ensuite dire des injures, des saletés, des blasphèmes, puis des airs et des chansons, se jeter par terre, se battre la tête avec telle violence qu’elle eût été capable de faire fente et contrefente… sitôt que par la force des exorcismes, des prières, des reliques des saints et des autres remèdes spirituels, elles furent délivrées de cette vexation, elles parurent gaies, saines, vigoureuses, sans perte d’appétit. » Malheureusement, cette autre bonace fut suivie de tempêtes dont nous verrons les effets.

La troisième de ces vierges du Seigneur, vierges folles, s’il en fut jamais, s’appelait Louise de Pinterville, dont il a été question plus haut, sous le nom de Louise de l’Ascension dans l’extrait du Récit Véritable de Le Gauffre, et pour qu’on le sache, je dirai d’après mes auteurs qu’elle était possédée par Arphaxat, qui pourtant la laissait assez tranquille quand l’évêque d’Evreux s’avisa de lui faire « le signe de la croix, en derrière sur l’épaule droite, (c’est Simon Pietre qui continue) : elle commença à rouler les yeux, devenir furieuse, dire quantité d’exécrations, et faire les mêmes ou peu dissemblables actions qu’avaient faites les autres : ce qui fut soigneusement remarqué. » Je n’en doute pas, mais, ce que je n’ose croire, c’est que parmi tant de graves personnages, il ne s’en trouvât aucun qui eût le bon sens de penser comme le D. Marescot, lequel ayant visité, peu d’années auparavant, Marthe Brossier (26) possédée aussi s’il jamais il en fut, avait fort judicieusement conclu dans son rapport que, en ces sortes d’affaires, il y avait beaucoup d’imposture, peu de maladie, rien du démon (multa ficta, pauca a morbo, nulla a dæmone.)

Nous n’avons eu garde de cacher le nom du possesseur de la soeur Pinterville : c’était bien Arphaxat. Nous dirons pour l’instruction de la postérité celui du possesseur de la vénérable soeur Barbe de Saint Michel ; il paraît qu’il n’était pas trop mal partagé, car cette fille était, ainsi que Pietre nous l’apprend, « puissante, ramassée, bien colorée, de bonne habitude, grosse et grasse. » Il est bien clair que grosse ne signifie pas ici enceinte : je me hasarde à présumer que, si cette pauvre créature eût été dans ce cas fâcheux elle n’eût pas éprouvé les accidents qui la tourmentaient. A propos j’avais oublié le nom du diable qu’elle avait au corps : c’était, sauf respect, Ansitif ou Ansiti, car malheureusement on n’est guère d’accord sur l’orthographe de ce nom.

Dagon possédait la soeur Marie du Saint Esprit : « grande fille, et de belle taille, un peu maigre » à la vérité mais bien découplée, haute en couleur et de vigoureux temperamment. Il y a bien lieu de croire que ce Dagon était un assez bon diable et parfois même assez facétieux. En effet, j’apprends du judicieux Pietre qui s’était empressé de réfuter le D. Yvelin, que la soeur du Saint Esprit « entra devant ces Messieurs chantant, sautant, dansant, et frappant doucement qui l’un qui l’autre, contant quelques bagatelles » jusque à ce qu’elle « se lança dans un panneau de vitre, la tête la première sans sauter et faire aucun effort, et y passa tout le corps, puis repassa. »

Il est à remarquer que, après ces exercices et ces tours de souplesse, qui, je le suppose, étaient plus décens que les saletés proférées auparavant par deux soeurs, le pouls de ces filles se trouvait calme et sans émotion ce qui est toujours fort rassurant.

Le lendemain 2 septembre, dès 6 heures du matin, « chacun se rassembla pour faire confesser et communier, non-seulement les cinq religieuses dont il a été parlé, mais 12 ou 13 autres, toutes prétendues obsédées ou possédées du mauvais esprit. Là il est certain (je cite toujours consciencieusement mon auteur) que, dans la chapelle, on vit d’étranges choses : car ce ne furent qu’horribles et exécrables blasphèmes, que chansons lascives (27), mouvements étranges de toute sorte, convulsions, concussions, hurlemens, exclamations, ris demesurés, bref un tintamarre et une telle confusion qu’on ne peut pas s’en imaginer de plus grande : chacune d’elles jouant son personnage et un rôle particulier sans respect dans ce saint lieu où, parmi tout et tel désordre, on ne laissa pas de dire la messe continuellement jusqu’au midi : » ce qui apparemment était fort convenable alors, mais ce que les honnêtes gens regarderaient aujourd’hui comme fort indécent.

Tout comme chez les convulsionnaires de 1732, « la soeur Barbe de Saint-Michel se battit la tête pendant un quart-d’heure contre les chaires du choeur. » De son côté la soeur du Saint Esprit n’était pas en reste ; elle passa de l’église dans le jardin par une fenêtre de quatre pieds d’élévation, « puis s’y relança deux ou trois fois. Toutes les deux, forcées de se confesser et communier, crachaient au nez du prêtre, disant en outre mille blasphèmes, imprécations, injures, fesant la mine et se voulant à tout moment jeter sur la sainte hostie. »

Les historiens de ces dévotes saturnales ne font nulle difficulté de rapporter les mauvais propos de ces possédées ; nous ferons comme ces saintes gens, tout indignes que nous sommes de marcher sur leurs traces exemplaires. Nous dirons donc, chroniqueurs naïfs et débonnaires, que très souvent, durant les exorcismes, le diable possesseur criait malhonnêtement par la bouche de la soeur possédée : « Chien d’évêque ! chien de prêtre ! chien de pénitencier ! chienne d’église ! » Il appelait par dérision la Vierge Marie Mariette, et la croix un gibet. On conviendra que les diables de ce tems-là étaient bien insolens, et bien peu dociles au pouvoir de l’exorcisme.

D’autres religieuses aussi « firent des peines extrêmes à tous les prêtres pour recevoir l’un et l’autre de ces sacremens. Elles tiraient la langue hors de la bouche de trois ou quatre doigts, la balottant haut et bas jusque au nez et au menton, l’espace bien souvent d’une demi-heure ou plus. »

Continuons d’emprunter à Simon Pietre le récit de ces farces vraiment sacrilèges et dont il importe d’autant plus de faire justice que, au lieu de ranimer la ferveur comme on le prétendait, ces momeries dégradaient le catholicisme et fournissaient contre lui des armes à ses ennemis, dont le massacre de la Saint-Barthélemi avait diminué le nombre, mais non l’ardeur et les légitimes ressentimens. « Comme on achevait, dit Pietre, de communier ces filles, une chose arriva, bien digne d’être remarquée, entre les diables qui possèdent deux de ces religieuses, Ansitif et Putiphar ; M. d’Evreux fit commandement à Putiphar de passer avec Ansitif, comme il avait fait une autre fois. Lors Putiphar dit : « On me commande, Ansitif, de t’aller voir ; mais je n’en ferai rien. Viens chez moi, si tu veux ; je te logerai bien, car j’en ai le moyen. Comme elle parlait de cette sorte, le diable la quitte, passe dans le corps de l’autre….. Cependant, celle qui avait deux diables en son corps tomba toute raide sur le plancher, les bras et les pieds étendus (28). »

On n’ignore pas le nom de celle qui avait deux diables au corps dans l’attitude peu décente où on vient de la laisser, « la face colorée, » et tombée à la renverse. Quant à celle qu’Ansitif quittait momentanément, c’était soeur Barbe de Saint Michel. La première s’appelait soeur Marie du Saint-Sacrement.

Dans cette position, deux hommes et en outre M. de Mombas, grand-maître des eaux et forêts de France, ne purent pas même lui lever la tête. Alors on posa le Saint-Sacrement sur sa poitrine : en même tems les deux religieuses « se roulèrent deux ou trois fois d’une vitesse qui ne se peut concevoir, hurlant et criant épouvantablement, se relevèrent et dirent à M. d’Evreux mille injures et pas moins aux autres prêtres. »

C’était véritablement la confusion des langues ; car, tandis que le jésuite Ragon demandait « en grec une feuille de vigne, » j’ignore à quel dessein les prélats perdaient leur latin avec les diables et les possédées « qui se tourmentaient avec excès. »

Qu’on nous permette cette plaisanterie que la matière autorise, la ville de Louviers n’était pas alors dans de beaux draps : en effet, si les diables fesaient rage dans les couvens de filles, ils n’étaient guères plus tranquilles ailleurs, comme nous allons voir dans l’ouvrage de Pietre. « Après midi, les médecins furent, dit-il, à la conciergerie faire la visite de Madelène, prétendue sorcière ou magicienne, présence de messieurs les maîtres des requêtes, et lui trouvèrent quatre cicatrices d’autant de coups de couteau qu’elle dit avoir reçus du diable dans la prison d’Evreux, une à la gorge, deux au bras droit, pas plus considérables que l’ouverture d’une saignée ; mais la quatrième, qui était au bas-ventre, excédait la moitié de la longueur d’un grand doigt, toute rouge encore et nouvellement refermée, le diable (à ce qu’elle disait) ayant laissé le couteau quatre heures dedans, sans lui permettre de l’ôter. Ils visitèrent pareillement son sein qu’ils trouvèrent blanc, ferme et poli, et la papille petite, ronde et vermeille comme d’une fille de quinze ans. »

Ce que c’est que d’être théologien pour bien connaître et apprécier les choses ; mais passons sur ces détails qui n’ont rien, ce semble, de bien théologique.

« Dans les agitations de soeur Marie, le diable demanda à boire. » C’était bien la moindre chose. Enfin, après boire on eut recours à divers exorcismes, à des applications de reliques et même à celle du bois de la vraie croix.

        Hélas ! le tout en vain.

On fut donc forcé de conclure « que les cinq filles religieuses étaient véritablement possédées du mauvais esprit, » ainsi que beaucoup d’autres de leurs consoeurs, jeunes filles aussi ; car il paraît que c’est la jeunesse et le beau sexe qui sont le plus exposés aux embûches du malin.

Il est présumable que le mal de Louviers était incurable, car le parlement de Rouen se crut obligé de supprimer la maison quatre ans après.

Pour déterminer à cette fantasmagorie de pantomimes diaboliques, que nous avons rapportées, tout un couvent de fringantes nonnains, il fallait que l’affaire de Loudun, dont elles avaient eu dix ans pour étudier l’histoire, eût produit une vive et durable impression sur ces féminines cervelles. Apparemment l’éclat, produit par cette échauffourée qui devint si tragique, affrianda les bonnes récluses de Louviers qui ne s’amusaient peut-être pas beaucoup de leur pieuse obscurité, et leur inspira le goût de chercher à faire bruit dans le monde, jalouses qu’elles étaient vraisemblablement de ne pas laisser à Nos Soeurs de Loudun le monopole de la célébrité. Le docteur Yvelin, que nous avons cité ci-dessus, p. 14, attribue expressément au curé Le Picard, directeur de ces nonnes, la suggestion de ces fraudes pieuses occasionnées par des vues d’intérêt et de vanité.
source: "www.bmlisieux.com"


18/07/2012
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