EXORCISMES ET POSSESSIONS

EXORCISMES ET POSSESSIONS

NOTE SUR LE MIRACLE, LE DIABLE ET L’ENFER . . OLIVIER CLÉMENT théologien orthodoxe

NOTE SUR LE MIRACLE, LE DIABLE ET L’ENFER . . OLIVIER CLÉMENT théologien orthodoxe

. NOTE SUR LE MIRACLE, LE DIABLE ET L’ENFER Le miracle est une donnée ferme des Évangiles, même s’il est difficile de préciser ce qui s’est réellement passé. Nos textes emploient ici trois mots bien différents : la dynamis, c’est-à-dire la force, le sêmeion, le signe, et téras, le prodige. Celui-ci est formellement rejeté par JÉSUS, notamment lorsqu’il est tenté au désert. La PASSION et la CROIX sont la négation même du prodige, ce prodige que sollicitent railleusement les ennemis de JÉSUS : «Que le MESSIE, le roi d Israël, descende maintenant de la croix, pour que nous voyions et que nous croyions» (Mc 15, 32). JÉSUS ne manifeste que des «forces» et des «signes». «Toute la foule cherchait à le toucher, parce qu’il sortait de sa personne une vertu qui les guérissait tous» (Lc 6, 19). La scène est parfois d’un extrême réalisme, comme lorsqu’une femme atteinte d’un flux de sang touche, en se cachant, la frange du vêtement de JÉSUS et que celui-ci sent « «qu’une force est sortie de lui» (Lc 7, 46). Cependant il ne peut aider que ceux qui ont entièrement confiance en lui. C’est pourquoi, à chaque guérison, il précise : «Ta foi t’a sauvé» Sa présence, son rayonnement chassent les forces obscures qui ravageaient les âmes et les corps et se multipliaient avec l’extrême tension psychologique que provoquait l’occupation romaine et l’attente messianique. JÉSUS fuit ses propres miracles, il fuit les hommes ainsi attirés. Certains de ces miracles, d’ailleurs, relèvent des forces profondes de l’humain et on en trouverait d’analogues dans d’autres traditions religieuses : la marche sur les eaux, par exemple, est bien connue dans l’Inde... Le miracle unique, dit JÉSUS (Mt 12, 42), c’est la résurrection. Forces et signes ne font qu’anticiper l’événement pascal. Forces et signes : avançons deux explications, au reste complémentaires. Pour certains Pères de l’Église, SAINT GRÉGOIRE DE NYSSE en particulier, l’état de la matérialité, son opacité ou sa transparence, son durcissement ou sa plasticité sont conditionnés par l’état spirituel des hommes. De JÉSUS, qui rétablit la vérité de l’homme, le feu de la gloire divine rayonne et rend à l’ambiance cosmique sa sacramentalité où le miracle apparaît comme la vérité des êtres et des choses. Pour le grand philosophe russe NICOLAS BERDIAEV (1874-1948) qui a consacré à ce problème de longs développements dans sa Philosophie de la liberté 1., la nature, ou ce que nous appelons ainsi, constitue comme une pièce close où agissent, selon certaines lois, des forces immanentes. Mais si les murs sont soudain renversés, si les énergies d’une réalité plus vaste pénètrent dans cette pièce, alors peut intervenir quelque chose d’insolite qui paraîtra miraculeux aux habitants de la maison. C’est en CHRIST que s’effondrent les murailles et que surviennent les énergies divines (et aussi que sont revivifiées les forces profondes de l’homme). Dans la maison du monde, la mort continue de régner, mais la foi ouvre l’homme, dès maintenant et jusque dans l’agonie, à la victoire de la Vie. Tout aussi légendaire pour la rationalité close, le diable. Nous pressentons pourtant l’existence de forces obscures dans le caractère, si souvent pervers, du mal cosmique et historique. Le monde présente un contraste frappant entre la beauté et l’horreur : comme si le néant, doté d’une existence paradoxale à travers des libertés maléfiques, tentait sans cesse de défigurer, de désintégrer l’œuvre de DIEU. Faut-il alors parler d’un diabolos, d’un séparateur car tel, on l’a vu, est le sens de ce mot ? Est-ce quelqu’un, une personne, comme les ÉVANGILES, avec toute leur époque, semblent le dire ? Deux textes nous apportent les éléments d’une réponse 2. Lorsque JÉSUS libère le (ou les) possédé(s) gadarénien(s) (Mt 8, 28-34 ; Mc 5, 10 ; Lc 8, 29-39), il demande son nom à l’«esprit impur». Et celui-ci répond : «Mon nom est Légion, car nous sommes nombreux» Ainsi le diabolos apparaît comme une personne éclatée, désintégrée, une nonpersonne qui, justement, n’a pas de nom. C’est pourquoi le cœur qu’il envahit n’est pas seulement durci, pétrifié, il est dédoublé, décomposé, agitation simiesque dans une cage de miroirs. Le diabolos, d’ailleurs, ne disloque pas seulement le cœur de l’homme mais l’humanité tout entière. L’autre texte est le terrible diagnostic de JÉSUS sur l’«adversaire», que nous lisons dans l’Évangile de JEAN (8, 44) : «Il a été homicide dès le commencement et il ne demeure point dans la vérité, parce qu’il n y a point de vérité en lui ; quand il profère le mensonge, il parle de son propre fonds, car il est menteur et le père du mensonge». Nous retrouvons ici le mystère de la non-personne, car une personne n’est telle que par son lien avec DIEU, c’est-à-dire avec la «vérité». Le diabolos étant refus de DIEU, «il n ‘y a pas de vérité en lui», il semble qu’il ait perdu l’image de DIEU. Quand il parle, c’est donc «de son propre fonds», c’est-à-dire du néant. Par là même sa parole est radicalement mensonge et elle communique la mort. Au sein de la culture moderne, c’est DOSTOÏEVSKI qui a su génialement suggérer la réalité du diable, dans le chapitre des Frères Karamazov où ce «gentleman au visage gouailleur» apparaît à IVAN. «Moi qui comprends le sel de la comédie, j’aspire au néant». «Je suis l’X d’une équation inconnue. Je suis le spectre de la vie [...] qui a oublié jusqu’à son nom». Plein de dérision, il pose le mal comme facteur nécessaire de l’évolution ! Il rêve vraiment de s’incarner dans une grosse marchande... «La conscience, qu’est-ce que cela ? [...] Pourquoi a-t-on des remords – par habitude […] Défaisons-nous de l’habitude, et nous serons des dieux». Et IVAN se demande : l’apparition est-elle réelle, ou n’est-ce que son double : «Lui, c’est moi, moi-même. Tout ce qu’il y a en moi de bas, de vil, de méprisable». Le diable, miroir grossissant et déformant, pourtant fidèle. Au thème du diabolos se lie étroitement celui de l’enfer. Les ÉVANGILES parlent de la «géhenne», du feu, du soufre, de la fournaise, des «ténèbres extérieures» où sont «pleurs et grincements de dents», ou encore de l’HADÈS (étymologiquement, le lieu où l’on ne peut voir – le visage de l’autre). JÉSUS invite ses auditeurs à la métanoïa afin d’éviter «la géhenne où le ver ne meurt point et où le feu ne s’éteint point» (Mc 9, 48). Très souvent, les paraboles mettent en parallèle la joie des élus et la détresse des rejetés. Ces textes contrastent violemment avec la révélation centrale des ÉVANGILES, celle du DIEU incarné et crucifié pour sauver l’homme de l’enfer et lui ouvrir les voies de la déification. Bien des Pères, en Orient surtout, ont souligné qu’il s’agissait d’avertissements, de valeur essentiellement pédagogique. Nous pouvons ajouter que ces avertissements ont sans doute été orchestrés par les premières communautés selon un «genre littéraire» dont on peut suivre l’élaboration dans l’ANCIEN TESTAMENT et qui fleurissait de la manière la plus terrifiante dans la littérature intertestamentaire, qui était souvent une littérature de vengeance et d’exécration. Certes, un mauvais infini de tourments – «le regret éternel de l’amour offensé» disait au siècle dernier SAINT AMBROISE D’OPTINO 3. – peut se déployer dans une âme orgueilleusement fermée, alors qu’elle est plongée dans la lumière divine – et justement parce qu’elle est plongée dans cette lumière. Mais à travers les «éons des éons 4.», la prière du CHRIST et celle des saints continueront d’agir. Dans l’espérance que la «seconde mort» dont parle l’APOCALYPSE (20, 6 ; 14) se rapporte en définitive aux éléments démoniaques que chacun porte en soi et que tous les partages qu’évoquent les Évangiles se feront aussi en chacun. «S’il ne m’est pas donné de savoir qu’il n’existera pas d’enfer, il m’est donné de savoir que l’enfer ne doit pas exister et que je dois, sans jamais m’isoler, travailler à l’œuvre du salut universel 5.» --------------------------------------------------------------------- 1. On trouvera un beau commentaire de ces textes dans le livre de Dominique Cerbelaud, Le Diable..., éd. de l’Atelier, 1997, «Méditation théologique», p. 91s. 2. Trad Henri Mongault, Gallimard, La Pléiade, 1952 ; Folio classique, 1973. 3. AMBROISE D’OPTINO (1812-1891) fut le plus grand des startsi russes du XIXe siècle (le starets, ou «ancien», est un père spirituel charismatique). À la fois profond mystique et homme de culture, il savait accueillir aussi bien les paysans que les philosophes et les écrivains comme DOSTOÏEVSKI, SOLOVIEV ou LÉONTIEV. 4. Les éons sont des états spirituels inférieurs ou supérieurs à l’existence terrestre (elle-même liée à l’ensemble du cosmos sensible), états donc infernaux ou angéliques à travers lesquels, selon de nombreux Pères de l’Église, l’âme, après la mort, si elle n’a pas atteint une parfaite sanctification, connaît un exode purificateur. 5. NICOLAS BERDIAEV, De la destination de l’homme, 1935, p. 363 ; L’Âge d’homme, 1979 Extrait de la Préface des Quatre Évangiles, présentée et annotée par Olivier Clément, Gallimard (Folio classique 3144), 1998 ; 2005.



24/04/2015

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