EXORCISMES ET POSSESSIONS

EXORCISMES ET POSSESSIONS

Le chrétien et l’influence démoniaque

Le chrétien et l’influence démoniaque

Olivier CHARVIN*

* O. Charvin est pasteur de l’Action Biblique Suisse au Locle (canton de Neuchâtel) et, actuellement, étudiant en master à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.

 

Depuis une quarantaine d’années, le combat spirituel en général et l’action du diable et des démons en particulier ont connu un regain d’intérêt au sein du monde protestant évangélique. P. Wagner, D. Prince et J. Wimber, pour ne citer que quelques noms, ont largement évoqué ce domaine, popularisant tout un ministère de délivrance[1]. L’arrivée de la troisième vague charismatique dix ans plus tard a contribué au développement de ce ministère dans le monde évangélique et à la diffusion de plusieurs écrits concernant le combat spirituel et la connaissance du monde démoniaque[2].

Nous nous proposons d’étudier ici un auteur particulier, Charles H. Kraft, professeur au Fuller Theological Seminary depuis 1969, enseignant itinérant et auteur de plusieurs ouvrages concernant le combat spirituel et la guérison intérieure[3]. Nous nous limiterons à l’examen d’un livre de cet auteur, Defeating Dark Angels[4], et de ses enseignements concernant les relations entre les démons et le chrétien. Nous examinerons le rôle du chrétien face aux forces démoniaques et les attaques dont celui-ci pourrait être victime. Nous étudierons aussi les arguments d’auteurs qui accréditent les thèses de Kraft.

L’évaluation des affirmations de Kraft se fera en étudiant la pertinence de ses arguments par rapport à l’Ecriture et le bien-fondé de ses citations bibliques. Nous chercherons aussi à synthétiser l’enseignement scripturaire concernant l’attitude du chrétien face au monde démoniaque

I. Les thèses de Charles H. Kraft

1. Diable et démons

Si le diable est vaincu (Col 2.15), il reste actif, comme en témoignent plusieurs avertissements de l’Ecriture (Ep 6.12-13 ; 1P 5.8-9 ; Jc 4.7 ; 1Jn 5.19)[5]. Kraft tient à dénoncer la fausse certitude de certains chrétiens qui pourraient se sentir indûment en sécurité face aux attaques diaboliques. L’activité démoniaque est, selon cet auteur, exposée tout au long du Nouveau Testament, montrant la grande activité des forces du mal. Le chrétien est donc invité à prendre au sérieux le diable et les démons, comme l’Ecriture le demande[6].

Kraft souligne plusieurs caractéristiques du diable et des démons, montrant leur caractère foncièrement mauvais et le danger qu’ils représentent. L’auteur cite Esaïe 14 et Ezéchiel 28 pour décrire la rébellion et l’humiliation de Satan. Il souligne aussi quelques caractéristiques des démons : ils peuvent habiter une personne, ils sont de forces différentes (Mt 12.45) et détiennent un grand pouvoir, même si ce dernier reste soumis à Dieu[7]. Leur caractère mauvais, leur grande influence dans ce monde et les attaques contre les chrétiens sont notamment relevés.

2. Le chrétien face aux puissances du mal

S’appuyant sur sa propre expérience et sur les paroles de Jésus, Kraft souligne que le ministère de délivrance n’est pas réservé à quelques-uns, mais que tous les chrétiens sont appelés à chasser des démons comme Jésus l’a fait. Il s’appuie notamment sur les paroles de Jésus envoyant ses disciples en mission (Lc 9.1) et sur la promesse de faire des œuvres encore plus grandes que celles faites par Jésus lui-même (Jn 14.12)[8]. Comme Jésus a été envoyé dans le monde pour libérer les captifs (Lc 4.18-19), tous les chrétiens sont envoyés à leur tour pour accomplir la même mission, comme Jésus l’a commandé (Jn 20.20-21)[9], c’est-à-dire pour « combattre le royaume de Satan dans la puissance du Saint-Esprit[10] ».

Kraft affirme que chasser des démons est un ordre et non une option. Il s’appuie sur l’envoi en mission des douze (Lc 9.1-2 et parallèles), puis des soixante-douze (Lc 10.8-9), ainsi que sur l’ordre de Jésus d’obéir à tout ce qu’il a demandé (Mt 28.20), ministère de délivrance compris[11], la promesse de Jean 14.12 permettant plus généralement d’inclure tous les signes et les prodiges réalisés par Jésus comme faisant partie du ministère du chrétien[12]. L’auteur mentionne qu’il a lui-même expérimenté l’immense pouvoir reçu en réponse à la prière de Paul en Ephésiens 1.19[13] et déplore que beaucoup de chrétiens ne soient pas plus conscients du pouvoir qu’ils détiennent[14].

La manière de chasser les démons est aussi largement expliquée. Kraft donne une grande importance aux informations que nous pourrions recevoir de la part des démons. Obtenues en obligeant le ou les démons à dire la vérité par la puissance de Jésus, ces informations facilitent la délivrance et tout le travail de guérison intérieure qui l’accompagne, même si Kraft reconnaît que le plus important est de se laisser guider par l’écoute de Dieu[15]. Les séances de délivrance durent donc longtemps ; l’auteur recommande pourtant des sessions de longueur raisonnable, c’est-à-dire « deux heures et demi à trois heures », tout en reconnaissant avoir vécu une session de onze heures[16]. Il explique la différence entre les délivrances effectuées par Jésus et celles qui sont effectuées par des chrétiens par la différence d’intimité avec Dieu, celle de Jésus avec son Père céleste étant parfaite. Notre intimité avec Dieu n’étant pas aussi parfaite que celle de Jésus, nous avons moins de puissance et les délivrances prennent donc plus de temps[17].

3. La « démonisation » des chrétiens

Kraft distingue entre la « démonisation[18] » et la possession démoniaque. Il affirme que le terme possession démoniaque indique un contrôle plus grand que celui qui est réellement exercé par les démons, d’où sa préférence pour le terme de démonisation. D’après Kraft, traduire daimonizomai et echein daimonion (avoir un démon) par posséder n’est pas correct, la possession étant un cas ultime qui pourrait s’appliquer pour le Gadarénien (Mt 8.28-34), mais pas pour les autres cas. Il souligne aussi que le premier des deux termes grecs indique un contrôle démoniaque plus important, ce que les traductions ne rendent pas[19].

L’expérience de la démonisation d’un pasteur est utilisée pour montrer l’existence de chrétiens démonisés. Kraft cite M. Unger, qui a été convaincu de ce fait à la suite de nombreux témoignages de personnes démonisées puis délivrées[20]. Après avoir forcé les démons à dire la vérité, l’auteur a toujours eu comme réponse qu’ils ne pouvaient pas habiter dans l’esprit d’une personne chrétienne, parce que le Saint-Esprit vivait en elle (1 Jn 4.4). Par contre, un démon peut vivre dans les pensées, les émotions, le corps et la volonté d’un chrétien[21]. Kraft précise que son interprétation de 1 Jean 4.4 a évolué parce que les expériences lui ont montré que la présence du Saint-Esprit chez le chrétien ne le préservait pas de la démonisation[22]. Il arrive à la conviction que la Bible ne dit rien sur la démonisation des chrétiens ; il faut donc laisser les spécialistes se prononcer sur le sujet et s’en remettre à leur expérience, puisque aucune certitude ne peut être déduite de l’Ecriture[23].

Kraft présente aussi d’autres éléments dont l’examen sortirait du cadre de cette étude. Par sa propre expérience et celle d’autres personnes, il a pu découvrir que les démons ont différents noms, sont de différentes forces et qu’ils ont besoin d’un point d’entrée (faiblesse émotionnelle ou spirituelle comme, par exemple, un péché qui n’est pas correctement traité) pour qu’il y ait effectivement démonisation. Il souligne aussi, se fiant toujours à son expérience, que la démonisation n’est pas automatiquement liée à un comportement donné ; seul, un entretien avec la personne pourra déterminer si elle est réellement démonisée[24].

II. Témoignages en accord avec Kraft

1. Kurt Koch

Koch se base sur sa pratique pastorale et sur l’étude de plus de six cents cas particuliers, parmi lesquels il présente cent vingt exemples qui illustrent son propos. Il utilise aussi les données de la littérature au sujet des atteintes occultes et étudie des cas qui échappent à une explication psychologique[25].

Kraft cite Koch pour appuyer le fait qu’un chrétien peut être démonisé[26]. Koch donne plusieurs exemples de chrétiens particulièrement oppressés par des attaques occultes se manifestant de nombreuses manières[27]. Il souligne aussi que « dans l’évangélisation populaire, l’évangéliste rencontre dans la cure d’âme de nombreux cas d’activité et d’attaques occultes[28] ». Il déplore également que des chrétiens se livrent à des pratiques occultes, notant au passage que certains en souffrent par la suite[29], ce qui confirme, selon lui, la réalité des attaques démoniaques y compris contre les chrétiens. Certains cas étudiés montrent même des personnes chrétiennes qui présentent des symptômes faisant penser à une possession[30]. Koch recommande aussi l’exorcisme comme moyen de délivrance, même s’il reconnaît que cette pratique doit rester exceptionnelle. Cette dernière est présentée, sur la base de son expérience, comme « un véritable duel entre le pasteur et la puissance des ténèbres » qui nécessite « un charisme spécial », sachant que c’est le Saint-Esprit qui délivre[31]. On retrouve l’expérience comme fondement de la connaissance, l’ouvrage de Koch se basant sur l’étude de nombreux cas.

Toutefois, il serait exagéré d’affirmer que l’étude de Koch valide entièrement les thèses de Kraft. Koch souligne, notamment, que sa pratique et celle de plusieurs autres spécialistes montrent « qu’il y a incompatibilité entre la contrainte exercée par la possession et la soumission à Jésus-Christ[32] », soulignant même que certaines personnes apparemment possédées ont des comportements qui s’expliquent par les études psychologiques et psychiatriques[33].

Kraft et Koch sont d’accord pour souligner la réalité de la présence démoniaque et la nécessité de l’exorcisme, présenté comme un duel, même si la délivrance se fait par l’œuvre de Christ. Koch s’est surtout intéressé à l’influence occulte, y compris sur les chrétiens. Il réfute l’idée de possession d’un chrétien, comme Kraft, mais il n’envisage pas la possibilité d’une démonisation pour expliquer certains phénomènes. Son étude, qui date de plus de quarante ans, a aussi le mérite d’explorer la voie de la psychologie, montrant que certaines manifestations peuvent s’expliquer sans influence démoniaque directe. Une même démarche avec les connaissances actuelles serait intéressante et permettrait peut-être une meilleure compréhension de ce qui se passe réellement.

Kraft a largement développé le point de vue de Koch en affirmant une très grande influence démoniaque dans le monde et, notamment, contre les chrétiens. Il a aussi généralisé la pratique de l’exorcisme en l’étendant à tous les chrétiens, ce que Koch ne préconise pas.

2. Merrill Unger

Kraft s’appuie sur l’exemple de Unger, présenté comme une personne qui a changé d’avis face à la démonisation de chrétiens à cause d’une expérience personnelle, la démonisation d’un proche, et de nombreux témoignages[34]. En 1952, Unger souligne que les phénomènes de possession démoniaque ne se sont pas arrêtés à l’époque du Nouveau Testament et continuent encore aujourd’hui[35]. Il précise que seuls les incroyants sont concernés par la démonisation, leur personnalité étant envahie et leur corps habité, ce qui conduit à un certain contrôle démoniaque, tandis que croyants et incroyants peuvent subir des influences extérieures, telle qu’une certaine pression, la suggestion ou la tentation[36].

Près de vingt ans plus tard, Unger publie un autre ouvrage où il écrit avoir changé d’avis à propos de la possession démoniaque du chrétien, après avoir reçu de nombreuses lettres de missionnaires du monde entier. Il affirme dès lors que l’Ecriture ne résout pas clairement la question concernant ce sujet[37]. Les nombreux témoignages et expériences ont donc nettement modifié son point de vue. Unger cite même l’exemple d’une femme chrétienne qui était sous une telle domination démoniaque qu’elle était possédée[38].

3. Wayne Grudem

Dans sa Théologie systématique, Grudem s’oppose à ceux qui nient l’influence des démons aujourd’hui, arguant que nous ne sommes pas encore dans le millénium, lorsque « Dieu retirera à Satan toute influence sur la terre », ce qui implique que l’activité satanique soit la même qu’à l’époque du Nouveau Testament[39]. Il réfute la possibilité qu’un chrétien soit possédé, précisant que ce terme signifie que « la volonté de la personne est entièrement dominée par un démon, si bien qu’elle n’a plus le pouvoir de faire le bien et d’obéir à Dieu[40] ». Il ajoute « qu’il peut y avoir différents degrés d’influence ou d’attaque démoniaque dans la vie des croyants[41] ».

En cas de démonisation ou de possession démoniaque, « le remède sera le même dans tous les cas : ordonner au démon de partir au nom de Jésus[42] ». Cette autorité de chasser les démons est donnée à tous les croyants, Grudem s’appuyant sur les mêmes textes que Kraft pour valider cette affirmation, ainsi que sur les deux exorcismes du livre des Actes (Ac 8.7 ; 16.18)[43]. Par contre, il ne préconise pas la même méthode que Kraft et invite à la sobriété dans l’action de chasser les démons, dénonçant « les batailles interminables et exténuantes » qui n’ont aucun appui biblique[44]. Il mentionne aussi l’importance de discerner les esprits (1Co 12.10) pour reconnaître une influence démoniaque chez une personne[45].

III. Discussion des thèses de Kraft

1. Le rôle de l’expérience

Koch, Kraft et Unger affirment clairement qu’ils ont été guidés par l’expérience. Pour les deux derniers auteurs, leur propre expérience et les récits d’autres chrétiens ont manifestement été des éléments décisifs dans leur conception de l’influence démoniaque sur le croyant. Kraft a longtemps cru que le chrétien ne pouvait pas être démonisé, avant de changer d’avis à cause de sa propre expérience[46]. Il y a donc un problème méthodologique, puisque l’expérience devient la norme et la source de connaissance ultime, remplaçant la Bible. Dean critique ainsi ceux qui affirment, sur la base de l’expérience, que le chrétien peut être démonisé : « Au lieu d’interpréter nos expériences à la lumière de la Bible, nous interprétons la Bible à la ‹lumière› de notre expérience[47]. »

Dans un dossier « Démonologie » de Fac-Réflexion, Henri Blocher propose quelques principes concernant le rôle de l’expérience. Il rappelle que « l’expérience ne suffit jamais à conférer l’autorité de la doctrine à une thèse : Sola Scriptura ! » ;  il invite aussi à « ne pas condamner une opinion qu’accrédite l’expérience, si elle ne contredit en rien l’Ecriture[48] ».

L’évaluation des thèses de Kraft devraient donc premièrement être fondée sur l’Ecriture. Ce n’est que si nous constatons que l’Ecriture ne dit rien, notamment sur la démonisation du chrétien, que nous pourrons examiner l’expérience. Il convient donc d’examiner les appuis scripturaires donnés pour confirmer la mission du chrétien face aux démons. Nous examinerons les passages bibliques cités comme appui des thèses de Kraft et nous vérifierons si l’Ecriture reste effectivement muette à propos de la démonisation possible du chrétien.

On notera, enfin, qu’une partie des connaissances de Kraft viennent des démons eux-mêmes, à qui il a été ordonné de dire la vérité[49]. Cette manière de faire n’est ni scripturaire ni fiable, le diable étant décrit comme « le Père du mensonge[50] ». Il est donc permis de douter du bien-fondé à la fois de la technique proposée et de la véracité ou de la pertinence des informations recueillies.

2. La mission du chrétien

Dans son argumentation, Kraft lie à plusieurs reprises[51] la mission de Jésus telle qu’il la définit, dans la synagogue de Nazareth (Lc 4.18-19) et lors de l’envoi des disciples après sa résurrection, en ces termes : « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie[52]. » Carson a clairement montré les faiblesses de ce raisonnement. Il souligne premièrement une erreur méthodologique, puisque le sens de Jean 20.21 doit être déduit « du contexte immédiat et en particulier de l’ensemble des passages qui parlent du thème de l’envoi dans le quatrième évangile[53] » et non en s’appuyant sur l’évangile de Luc. Il ajoute aussi que Jean 20.21 rappelle le modèle d’obéissance et de dépendance du Père que manifeste Jésus dans le cadre de l’envoi des disciples dans le monde[54].

Le rapprochement fait par Kraft n’est pas légitime et ne s’appuie pas sur une exégèse correcte des versets cités. Il apparaît d’ailleurs aux yeux de plusieurs que les paroles de Jésus à Nazareth annoncent qu’il est le serviteur de l’Eternel accomplissant la prophétie citée en Esaïe 61[55], et plus généralement les promesses de l’Ancien Testament[56], Bassin soulignant même que « Jésus se présente implicitement comme le Messie[57] ». La mission de Jésus est donc unique et il n’est pas possible d’étendre la portée de ce texte à tout chrétien, ni de considérer que la mission du chrétien doive être identique en tous points à celle de Jésus.

Kraft cite également plusieurs fois l’envoi des douze (Lc 9.1-6), puis des soixante-douze (Lc 10.8-9), pour définir la mission de tout chrétien et, notamment, le fait de chasser les démons[58]. Ladd rappelle que les miracles effectués sont une annonce du royaume eschatologique à venir, mais qu’ils restent limités pour le temps présent[59]. Une généralisation de la mission confiée par Jésus dans un contexte très précis ne correspond donc pas à la pensée de Luc. On remarque aussi, dans le passage parallèle de Matthieu, que Jésus envoie même ressusciter les morts (Mt 10.8), mission qui n’est pas considérée comme s’étendant à tous les chrétiens. Lorsque Kraft cite les dernières paroles de Jésus enseignant aux disciples à obéir à tout ce qu’il leur avait commandé[60], il souligne que ce que Jésus a commandé inclut aussi les ordres donnés lors de l’envoi des douze et des soixante-douze[61] ; mais si Kraft inclut les exorcismes, il ne mentionne pas l’ordre de ressusciter les morts, alors que la seule mention de cet ordre se trouve précisément dans l’évangile de Matthieu. Si tous les chrétiens sont appelés à pratiquer des délivrances, sur la base de ces passages, ils devraient aussi être appelés à ressusciter des morts. La manière dont Kraft comprend ces passages n’apparaît donc pas cohérente.

Les exorcismes ne sont pas non plus présents dans l’ordre de mission donné par Jésus aux soixante-douze ; seule la parole des envoyés qui affirment que « même les démons nous sont soumis par ton nom[62] », prononcée à leur retour, évoque la soumission des démons, sans en préciser la forme. Il est donc exagéré d’en faire un élément central de l’annonce du royaume de Dieu.

Jésus a lui-même expliqué le sens des exorcismes qu’il pratiquait par cette parole : « Mais si c’est par le doigt de Dieu que j’expulse les démons, c’est donc que le Royaume de Dieu est arrivé jusqu’à vous[63]. » Il montre ainsi qu’il a effectivement vaincu le royaume de Satan[64]. Il ne cherchait donc pas à instaurer une pratique normative que les disciples devraient imiter par la suite. Il montrait l’irruption du royaume de Dieu et sa puissance supérieure à celle de Satan annonçant le royaume eschatologique encore à venir.

Il n’est donc pas possible de suivre Kraft lorsqu’il affirme que tous les chrétiens ont un ministère de délivrance qui consiste à chasser les démons comme Jésus et les disciples l’ont fait. Ces textes doivent être interprétés à la lumière de la mission spécifique de Jésus et annoncent le royaume eschatologique parfait encore à venir. Il est donc nécessaire de bien comprendre les limites de la mission chrétienne et de marquer les différences avec celle de Jésus. Ces versets, essentiels pour Kraft, sont souvent cités et constituent une part très importante de son argumentation, mais ils ne définissent en aucun cas la mission normative du chrétien dans ce monde.

La promesse de Jésus « celui qui met sa foi en moi fera, lui aussi, les œuvres que, moi, je fais ; il en fera même de plus grandes encore, parce que, moi, je vais vers le Père[65] » illustre bien cette pensée. Kraft comprend cette promesse comme l’assurance de pratiquer exactement les mêmes signes et prodiges que Jésus lors de son ministère terrestre[66]. Là encore, l’interprétation est erronée. Nous retrouvons la même erreur méthodologique que celle relevée à propos de l’envoi des disciples comme Jésus a été envoyé par le Père (Jn 20.21), qui consiste à comprendre un passage du quatrième évangile à la lumière des trois autres[67].

Ladd rappelle que « personne ne peut faire une œuvre physique plus grande que ramener les morts à la vie comme Jésus l’a fait avec Lazare, qui était pourtant mort depuis quatre jours » pour montrer que les œuvres relèvent du domaine spirituel et non physique[68]. Romerowski précise :

Les actes des apôtres dépasseront ceux de Jésus, non quant à leur nature, mais quant à leur champ : Jésus, à quelques exceptions près, ne s’est occupé, durant son ministère terrestre, que des brebis perdues du peuple d’Israël. Après sa mort et sa résurrection, il attire tous les hommes à lui, Juifs et non-Juifs (Jn 12.32) : aussi le champ d’action des apôtres va-t-il s’élargir au monde entier[69].

Carson précise aussi que les œuvres seront plus grandes non seulement en nombre de personnes touchées, mais aussi parce qu’elles auront une meilleure révélation de la personne du Fils[70]. La mission du chrétien consiste donc en la proclamation de l’œuvre de Jésus-Christ pour que d’autres le connaissent et entrent dans la vie éternelle (Jn 17.3) et non en l’imitation des œuvres physiques de Jésus. Il s’agit d’une œuvre de proclamation et de témoignage, par des œuvres d’amour (Jn 13.34-35) et des paroles (1P 3.15), et non un combat contre les puissances du mal dans un affrontement direct.

On relèvera encore que le discernement des esprits, commandé par Paul (1Co 12.10), ne consiste pas forcément à reconnaître une influence démoniaque chez une personne. Fee a répondu à Grudem, montrant que ce don est plutôt en rapport avec l’évaluation des prophéties telle que Paul demandait de la pratiquer à Corinthe (1Co 14.29) et à Thessalonique (1Th 5.20-21)[71]. Paul n’encourageait pas, par ce texte, à rechercher et à discerner chez les autres la présence de démons.

Il n’y a donc pas d’appui biblique pour étayer le fait que le chrétien ait reçu la mission de chasser des démons et de pratiquer les mêmes œuvres que Jésus. Kraft n’a pas de textes probants à proposer pour valider son approche et inciter le chrétien à chasser les démons.

3. Le chrétien face au diable et aux démons

Il reste à examiner l’attitude du chrétien face aux démons. Kraft rappelle à juste titre que la Bible évoque clairement le monde occulte et incite le chrétien à combattre le diable et les puissances spirituelles mauvaises. Les références citées sont explicites et offrent un démenti à une certaine théologie libérale qui nie l’existence du diable et des démons[72]. Les versets mentionnés (Ep 4.26-27, 6.10-17 ; Jc 4.7 ; 1 P5.8) sont clairs et incitent à prendre au sérieux les avertissements contre le diable et les puissances du mal. On remarquera que les chapitres cités pour la chute du diable (Es 14 ; Ez 28) concernent plutôt des monarques terrestres que le diable lui-même[73].

La démonisation du chrétien est-elle pour autant une possibilité ? Le terme de démonisation ne fait pas l’unanimité. Carter a souligné que ce verbe, créé de toutes pièces à partir d’un mot grec, était surtout utilisé pour le démoniaque gadarénien, un homme clairement possédé, contrôlé par les démons[74]. Evoquer différents degrés de démonisation et la notion de contrôle partiel d’un individu, bien moins important que dans le cas d’une possession, ne se justifie donc pas. De même, les expressions avoir un démon ou être démonisé ne correspondent pas à deux états différents, le second étant plus important que le premier. Les deux termes sont interchangeables, comme le montrent les textes de Marc 5.15 et Luc 8.27, qui utilisent chacun une de ces deux expressions pour décrire une même situation[75]. La distinction entre la possession démoniaque et la démonisation ne repose donc sur aucun argument scripturaire. Elle est utile à Kraft pour introduire l’idée de différents degrés de démonisation sans aller jusqu’à la possession démoniaque, ce qui permet d’affirmer une démonisation possible pour un chrétien sans aller jusqu’à la possession. Nous avons déjà vu que cette distinction ne repose, une fois de plus, que sur l’expérience, tandis que les données bibliques citées ne valident pas l’utilisation du verbe démoniser faite par Kraft (et bien d’autres).

Un chrétien peut-il pour autant être habité par un démon ? Leahy rappelle le nouveau statut de l’enfant de Dieu et l’impossibilité d’une cohabitation entre le Saint-Esprit et le diable (2Co 4.14-16)[76]. Nous avons vu que Kraft est d’accord avec cette affirmation, mais il soutient que seul l’esprit du croyant, lieu de l’habitation du Saint-Esprit, est protégé, le reste de son corps restant vulnérable. Carter a clairement réfuté cette possibilité, soulignant que le corps entier du croyant est le temple du Saint-Esprit (1Co 6.15, 19-20)[77]. La distinction faite par Kraft s’oppose donc à l’enseignement biblique. Puisqu’il n’y a pas de cohabitation possible, le diable devant se soumettre au Saint-Esprit, il n’y a pas de raison de croire à une habitation possible d’un authentique croyant par des démons.

La mise en garde de Jésus concernant l’esprit impur chassé et qui revient avec sept autres esprits dans « une maison (…) vide, balayée et ornée[78] » souligne aussi que si le mauvais esprit peut revenir, c’est bien parce que la maison est vide. Ce n’est plus possible lorsque la personne est chrétienne, parce que « la maison » est habitée par le Saint-Esprit.

Les épîtres enseignent clairement à résister au diable (Ep 6.10-17 ; Jc 4.7 ; 1P 5.8-9), mais elles n’ordonnent jamais d’aller chasser des démons et elles ne mettent jamais en garde contre la possibilité d’être habité par un démon. Si les arguments du silence sont à manier avec précaution, il est néanmoins étonnant que Paul ne mentionne ni l’exorcisme ni la démonisation des chrétiens lorsqu’il développe son enseignement sur le combat spirituel (Ep 6.10-17). De même, il n’évoque pas une possible démonisation lors des sacrifices aux démons (1Co 10.20-22) et il n’est fait mention d’aucune délivrance après une conversion dans les Actes des Apôtres, même dans une ville idolâtre comme Ephèse. Dans cette dernière ville, la réaction des croyants a été un renoncement public aux pratiques occultes avec destruction du matériel, ce qui atteste du sérieux de leur changement, et non des séances où il aurait fallu chasser les démons restés après la conversion (Ac 19.18-20).

L’argumentation générale de Kraft donne parfois l’impression que les démons remplacent le péché ; il ne faudrait donc plus résister à la tentation, ni saisir la victoire sur le péché (Rm 6.14), mais lutter contre les démons. De Pol commente ainsi ce déplacement du mal : « Le danger est de croire que la souffrance et le mal sont dans le monde à cause de la présence des démons, et non pas parce que je suis, avec tous mes frères humains, avec Adam, coupable de rébellion contre Dieu[79]. »

Si cette lutte contre le péché conduit à résister aux ruses du diable et des démons, si le combat contre le mal a une composante liée à l’activité démoniaque dans ce monde, il ne serait pourtant pas conforme à l’enseignement néotestamentaire de chercher à résoudre les problèmes des chrétiens en tentant d’expulser les démons qui se trouveraient en eux. Les vérités de l’Ecriture demeurent, avec ces certitudes : « car celui qui est en vous [nous] est plus grand que celui qui est dans le monde[80] » et « nous savons que quiconque est né de Dieu ne pèche plus, mais l’Engendré de Dieu le garde, et le Mauvais n’a pas prise sur lui[81] ». Elles assurent à l’enfant de Dieu la protection de Christ, vainqueur du diable et de toute puissance mauvaise à la croix (Col 2.15).

Face aux puissances spirituelles mauvaises, le chrétien a donc clairement un rôle de résistance en comptant sur la puissance de Dieu pour le protéger. Rien dans l’Ecriture ne justifie la possibilité pour l’enfant de Dieu d’être habité par un démon, quel que soit le nom donné à cette habitation. De plus, il n’apparaît pas que chasser des démons soit une activité importante et fasse partie du combat spirituel habituellement mené par le chrétien ; il est plutôt commandé de se soumettre à Dieu et de vivre dans sa dépendance pour résister au mal et pratiquer ce qui plaît à Dieu.

Conclusion

Les témoignages de Kraft et de ceux qui chassent les démons manquent d’appui biblique. L’expérience tient une place trop importante et les appuis de l’Ecriture ne se justifient pas après exégèse des passages. Il apparaît donc que les enseignements de Kraft concernant la démonisation des chrétiens ne se justifient pas, l’Ecriture n’enseignant pas ce qui est préconisé par Kraft.

Le Nouveau Testament montre bien la réalité du combat spirituel et les croyants sont exhortés à résister en restant attachés à Dieu. Les enseignements de Kraft conduisent à donner une importance démesurée au diable et aux démons par rapport à Dieu. De plus, les techniques humaines occupent une grande place au détriment de la puissance de Dieu, même si Kraft insiste sur le fait que tout se fait par la puissance divine. Nous avons également mentionné que les chrétiens sont déresponsabilisés, la prétendue démonisation remplaçant le péché.

En conclusion de son étude sur les racines historiques de la délivrance, Payne pointe plusieurs erreurs des tenants de ces thèses, et notamment le fait que les évangiles et le livre des Actes décrivent la vie chrétienne quotidienne de manière normative, au lieu d’être vus comme des documents fondateurs, et ce qu’il appelle une « eschatologie sur-réalisée[82] », c’est-à-dire qu’elle ne tient pas compte de la période actuelle située entre la croix et la fin des temps[83].

Le chrétien doit s’attacher à ne pas minimiser les avertissements de la Parole de Dieu concernant le monde démoniaque et résister selon les enseignements de l’Ecriture (renoncer au péché, soumission à Dieu, vie dans la foi, pratique du pardon)[84]. Dans le récent Dictionnaire de théologie pratique, Augendre met en garde contre une pratique inappropriée de l’exorcisme, sans pour autant l’exclure[85]. Cet auteur, lui aussi au bénéfice d’une grande pratique et bénéficiant de l’expérience d’autres personnes, donne quelques pistes concrètes lorsqu’il y a possibilité de possession démoniaque. Il rappelle, tout d’abord, que de nombreux cas s’expliquent par des « artefacts » connus des spécialistes de la psychologie des foules qui n’ont rien à voir avec la possession elle-même[86]. Il appelle à la prudence, montrant les risques importants liés à l’exorcisme à mauvais escient, que la personne le vive comme une réussite ou non[87]. Il encourage à envisager toutes les possibilités, lorsqu’il y a difficulté, sans privilégier une seule voie, la possession[88]. Enfin, si l’exorcisme doit être pratiqué, il doit être le fruit d’un travail d’équipe et uniquement lorsque c’est indispensable[89]. Cette pratique a l’avantage de la prudence et de s’appuyer sur « un grand nombre de conseillers[90] », même si elle ne peut être validée bibliquement. Elle se situe dans un domaine complexe qu’il est, en tout cas, nécessaire de traiter avec prudence.

L’Ecriture rappelle aussi que le meilleur moyen d’être délivré des puissances mauvaises est de reconnaître la seigneurie de Dieu sur sa propre vie et de mener la vie nouvelle qu’il propose. Le chrétien se place sous la protection de Christ qui a vaincu le diable (Mt 12.29) et les puissances mauvaises à la croix (Col 2.15) pour le délivrer du « présent monde mauvais » (Ga 1.4). Il attend la délivrance finale (Ep 1.14) en résistant au mal et au diable par sa soumission à Dieu (Jc 4.7).

 

source: larvuereformee.net



16/05/2017
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