EXORCISMES ET POSSESSIONS

EXORCISMES ET POSSESSIONS

le sens des nouveaux rituels

Aujourd'hui pourtant cet argument liturgique doit être manié avec circonspection. Pour leur part en effet les rituels et sacramentaires orientaux, ayant connu au cours des siècles moins de suppressions que de compléments, risquent de nous égarer: leurs démonologies sont exubérantes. Quant aux documents liturgiques latins, plusieurs fois remaniés dans l'histoire, ils invitent, en raison même de leurs changements, à des conclusions également prudentes. Notre rituel de la pénitence publique exprima un jour avec force l'action du démon sur les pécheurs: malheureusement ces textes, qui ont survécu jusqu'à nos jours dans le Pontifical romain (111), ont cessé depuis longtemps d'être pratiquement en usage. Avant 1972 on pouvait citer aussi les prières de la recommandation de l'âme qui évoquaient l'horreur de l'enfer et les derniers assauts du démon (112); mais ces passages significatifs ont maintenant disparu. De nos jours surtout le ministère caractéristique de l'exorciste, sans être radicalement aboli, n'est plus qu'un service éventuel, qui ne subsistera en fait qu'à la demande des évêques (113). Aucun rite n'est du reste prévu pour sa collation. Pareille mesure ne veut pas dire, évidemment, que le pouvoir d'exorciser n'appartienne plus au prêtre, ni que celui-ci n'ait plus à l'exercer. Elle oblige pourtant à avouer que l'Eglise, cessant de faire de ce ministère une fonction spécifique, ne reconnaît plus aux exorcismes l'importance qu'ils avaient aux premiers siècles. Cette évolution mérite à coup sûr d'être prise en considération.

N'allons pourtant pas en conclure à une récession ou à une révision de la foi en matière liturgique. Le Missel romain de 1970 traduit toujours la conviction qu'a l'Eglise au sujet des interventions démoniaques. Aujourd'hui comme autrefois la liturgie du premier dimanche de Carême rappelle aux fidèles comment le Seigneur Jésus a vaincu le tentateur: les trois récits synoptiques de son épreuve sont réservés aux trois cycles A, B, C des lectures quadragésimales. Le protévangile annonçant la victoire de la descendance de la femme sur celle du serpent, Gn 3,15, se lit au Xe dimanche de l'année B et au samedi de la Ve semaine. La fête de l'Assomption et le commun de la Sainte Vierge font lire Ap 12,1-6, c'est-à-dire le menace du Dragon en arrêt devant la Femme qui va enfanter. Mc 3,20-35 qui relate la discussion de Jésus et des Pharisiens sur Béelzébul fait partie des lectures de ce Xe dimanche de l'année B déjà signalé. La parabole de l'ivraie et du bon grain, Mt 13,23-43, apparaît au XVe dimanche de l'année A; et son explication, Mt 13,36-43, est donnée au mardi de la XIIIe semaine. L'annonce de la défaite du prince de ce monde, Jn 12,20-33, est lue au Ve dimanche de Carême, année B. Jn 14,30 vient en semaine. Parmi les textes apostoliques, Ep 2,1-10 est assigné au lundi de la XXIXe semaine: Ep 6,10-20, au commun des saints et des saintes ainsi qu'au jeudi de la XIIIe semaine. 1 Jn 3,7-10 est lu le 4 janvier. Et la fête de saint Marc propose la première lettre de saint Pierre montrant le diable rôdant autours de sa proie pour la dévorer. Ces relevés, qu'il faudrait multiplier pour être complet, attestent que les passages majeurs font toujours partie de la lecture officielle de l'Eglise.

Il est vrai que le rituel de l'initiation chrétienne des adultes a connu ici des modifications. Il n'interpelle plus le diable par des apostrophes impératives; mais, dans le même but, il s'adresse à Dieu sous forme de prières (114). Le ton est moins spectaculaire, mais aussi expressif et efficace. Il est donc faux de prétendre que les exorcismes ont été éliminés du nouveau rituel du Baptême. L'erreur est même si manifeste que le nouveau rituel du catéchuménat a institué, avant les exorcismes habituels dits «majeurs», des exorcismes «mineurs», disposés sur toute l'étendue du catéchuménat et inconnus du passé (115). Les exorcismes subsistent donc. Aujourd'hui comme hier ils demandent la victoire sur Satan, le diable, le prince de ce monde et le pouvoir des ténèbres. Et les trois «scrutins» habituels, ou ils prennent place comme autrefois, ont le même but négatif et positif qu'alors: «délivrer du péché et du diable» tout autant que «fortifier dans le Christ» (116). La célébration du Baptême des petits enfants conserve aussi, quoi qu'on en ait dit, un exorcisme (117). Non point que l'Eglise considère ces tout-petits comme autant de possédés; mais elle croit qu'ils ont, eux aussi, besoin de tous les effets de la Rédemption du Christ. Avant le Baptême en effet, tout homme, enfant et adulte, porte le signe du péché et celui de l'action de Satan.

Quant à. la liturgie de la Pénitence privée, elle parle moins du diable aujourd'hui qu'auparavant. Mais les célébrations pénitentielles communautaires ont restauré telle oraison antique rappelant l'influence de Satan sur les pécheurs (118). Dans le rituel des malades - on l'a déjà relevé -  la prière de la recommandation de l'âme ne souligne plus la présence inquiétante de Satan. Mais au cours du rite de l'onction le célébrant prie pour que l'infirme «soit délivré du péché et de toute tentation» (119). L'huile sainte est considérée comme une «protection» du corps, de l'âme et de l'esprit (120). Et l'oraison «Commendo te», sans mentionner l'enfer ni le démon, évoque pourtant indirectement leur existence et leur appréhension quand elle demande au Christ de sauver le mourant et de le mettre au nombre de «ses» brebis et de «ses» élus. Ce langage veut manifestement éviter de traumatiser le malade et sa famille; mais il ne trahit pas la foi dans le mystère du mal.

Bref, en ce qui concerne la démonologie, la position de l'Eglise est claire et ferme. Il est vrai qu'au cours des siècles l'existence de Satan et des démons n'a jamais fait l'objet d'une affirmation explicite de son magistère. La raison en est que la question ne se posa jamais en ces termes: les hérétiques et les fidèles, appuyés également sur l'Ecriture, s'accordaient à reconnaître leur existence et leurs principaux méfaits. C'est pourquoi aujourd'hui, quand est mise en doute leur réalité, c'est à la foi constante et universelle de l'Eglise ainsi qu'à sa source majeure, l'enseignement du Christ, qu'il faut en appeler comme on vient de le rappeler. C'est en effet dans l'enseignement évangélique et au coeur de la foi vécue que se révèle comme une donnée dogmatique l'existence du monde démoniaque. Le malaise contemporain que nous avons dénoncé au début ne met donc pas en question un élément secondaire de la pensée chrétienne: il y va d'une foi constante de l'Eglise, de sa conception de la Rédemption et, au point de départ, de la conscience même de Jésus. C'est pourquoi, parlant récemment de cette «réalité terrible, mystérieuse et redoutable» du Mal, Sa Sainte le Pape Paul VI pouvait affirmer avec autorité: «Il sort du cadre de l'enseignement biblique et ecclésiastique celui qui se refuse de la reconnaître pour existante; ou encore qui en fait un principe existant en soi, qui n'aurait pas, comme toute créature, son origine en Dieu; ou même qui l'explique comme une pseudo-réalité, une personnification conceptuelle et imaginaire des causes inconnues de nos misères» (121). Ni les exégètes ni les théologiens ne sauraient négliger cet avertissement.

Répétons-le pourtant. En soulignant actuellement l'existence de la réalité démonologique, l'Eglise n'entend ni nous reconduire aux spéculations dualistes et manichéennes d'autrefois, ni en proposer un succédané rationnellement acceptable. Elle veut seulement rester fidèle à l'Evangile et à ses exigences. Il est clair qu'elle n'a jamais permis à l'homme d'évacuer sa responsabilité en attribuant ses fautes aux démons. Devant pareil échappatoire, quand elle venait à se révéler, l'Eglise n'hésitait pas à s'élever en disant avec saint Jean Chrysostome: «Ce n'est pas le diable, mais l'incurie propre des hommes qui cause toutes leurs chutes et tous les malheurs dont ils se plaignent» (122).

A ce titre l'enseignement chrétien, par sa vigueur à. assurer la liberté et la grandeur de l'homme, à. mettre en pleine lumière la toute-puissance et la bonté du Créateur, ne trahit pas de faille. Il a blâmé dans le passé et il condamnera toujours le laisser-aller trop facile à prétexter quelque sollicitation démoniaque. Il a proscrit la superstition autant que la magie. Il refusa toute capitulation doctrinale devant le fatalisme, toute démission de la liberté devant l'effort. Bien plus, dès qu'on parle d'une intervention diabolique possible, l'Eglise fait

toujours place, comme pour le miracle, à l'exigence critique. La réserve et la prudence sont en effet requises. Il est facile d'être dupe de l'imagination, de se laisser égarer par des récits inexacts, maladroitement transmis ou abusivement interprétés. Ici donc, comme ailleurs, le discernement doit s'exercer. Et il faut laisser place ouverte à la recherche et à ses résultats.

Néanmoins, fidèle à l'exemple du Christ, l'Eglise estime que l'admonition de l'apôtre saint Pierre à la «sobriété» et à la vigilance est toujours d'actualité (123). De nos jours, certes, c'est d'une «ivresse» nouvelle qu'il convient de nous garder. Mais le savoir et la puissance technique peuvent aussi griser. L'homme est fier aujourd'hui de ses découvertes. A juste titre, souvent. Mais dans notre cas, est-il sûr que ses analyses aient éclairé tous les phénomènes caractéristiques et révélateurs de la présence du démon? N'y a-t-il plus rien ici qui fasse encore problème? L'analyse herméneutique et l'étude des Pères auraient-elles aplani les embûches de tous les textes? Rien n'est moins sûr. Il y eut autrefois, certes, quelque naïveté à craindre de rencontrer quelque démon au carrefour de toutes nos pensées. Mais n'y en aurait-il pas autant aujourd'hui à postuler que nos méthodes diront bientôt le dernier mot sur les profondeurs de la conscience où interférent les rapports mystérieux de l'âme et du corps, du surnaturel, du préternaturel et de l'humain, de la raison et de la révélation? Car ces questions ont toujours passé pour être vastes et complexes. Quant à nos méthodes présentes elles ont, au même titre que celles d'autrefois, leurs limites d'exercice qu'elles ne peuvent franchir. La modestie, qui est aussi une qualité de l'intelligence, doit garder ici ses droits et nous maintenir dans la vérité. Car cette vertu - tout en ménageant l'avenir - permet dès aujourd'hui au chrétien de faire droit à l'apport de la révélation, bref à la foi.

C'est en effet à la foi que nous ramène ici l'Apôtre saint Pierre en nous invitant à résister au démon «solides dans la foi». La foi nous apprend en effet que la réalité du Mal «est un être vivant, spirituel, perverti et corrupteur» (124). Elle sait aussi donner confiance, en nous certifiant que la puissance de Satan ne peut franchir les frontières que Dieu lui impose. Elle assure également que, si le diable est en mesure de tenter, il ne peut nous arracher notre consentement. Surtout la foi ouvre le cœur à la prière, où elle trouve sa victoire et son couronnement. Ainsi nous obtient-elle de triompher du mal par la puissance de Dieu.

Il reste assurément que la réalité démonologique, attestée concrètement par ce que nous appelons le mystère du Mal, reste une énigme qui enveloppe la vie des chrétiens. Nous ne savons guère mieux que les Apôtres pourquoi le Seigneur le permet, ni comment il le fait servir à ses desseins. Il se pourrait cependant que, dans notre civilisation éprise d'horizontalisme séculier, les explosions inattendues de ce mystère offrent un sens moins réfractaire à l'entendement. Elles obligent l'homme à regarder plus loin et plus haut, au-delà de ses évidences immédiates. A travers leur menace qui suspend notre marche, elles nous permettent de discerner qu'il existe un au-delà à déchiffrer, et de nous tourner alors vers le Christ pour apprendre de lui la bonne nouvelle d'un salut gracieusement offert.

 source: site abbaye de st benoit .ch



26/10/2012
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