Le combat spirituel
Entretien avec le P. Jean-Claude Sagne, propos recueillis par Loïc Joncheray
Il est Vivant n° 125, juin 1996.
- Dans sa vie, tout homme est confronté au mal. Peut-on dire que cette confrontation est le combat spirituel ?
- Pour déchiffrer le combat spirituel dans note vie, il faut une lumière particulière de Dieu, reçue dans la prière. Car si le combat spirituel est bien une lutte contre quelqu’un, encore faut-il discerner contre qui ! Ce peut être une lutte contre Dieu quand il y a en nous une résistance ou une opposition à ses appels. Ce peut être une lutte contre nous-mêmes, si nous sommes divisés. Ce peut aussi être un combat contre l’Adversaire, Satan.
Il faut donc partir de la présence de Dieu dans notre vie, du monde de Dieu (les anges et les saints), pour détecter et identifier, par contraste, la présence des esprits des ténèbres. C’est pourquoi l’approfondissement de la prière d’oraison, la fréquentation du sacrement de réconciliation et la pratique de l’accompagnement spirituel sont si importants pour nous aider à débusquer le combat spirituel.
- Faut-il toujours attribuer les tentations à l’action de l’Adversaire ? Quelle est la part de notre responsabilité ?
- La tentation vient toujours du dehors et du dedans. Du dehors : ce peut être le monde dans lequel on vit, la société de consommation dont l’esprit du mal peut se servir. Du dedans : car l’action d’un esprit ne se fait pas comme une rencontre entre deux personnes humaines. Il nous sollicite en se plaçant en nous, à la frontière entre le cœur profond et tout le monde de la mémoire, de l’imagination, de l’affectivité.
Ceci dit, il est difficile de faire la part des choses parce que la tentation passe par des chemins humains. Elle est intérieure au cheminement de nos pensées, de nos images et de nos désirs. S’il y a des fautes dont nous sommes les seuls responsables, n’oublions pas que notre responsabilité est toujours engagée face à la tentation : nous disons oui ou non ! Lorsqu’une faute est grave ou répétée, c’est comme une porte ouverte à l’action de l’Adversaire. Ce qui nous renvoie aussi à notre responsabilité : ne ménageons-nous pas des brèches par où l’adversaire peut faire intrusion ? Ignace de Loyola compare le diable à un capitaine qui fait le tour de la ville qu’il assiège et il essaie d’attaquer au point faible des remparts !
- Ceci implique de notre part une vigilance inlassable ?
- Une vigilance doit ne pas se démentir : une vigilance est une vigilance. Le fait est que l’adversaire attaque souvent dans les moments et sur les points de faiblesse : moments de fatigue en fin de journée, la nuit, moments de moindre conscience. On comprend alors l’importance de commencer et de finir la journée dans la prière et l’écoute de la Parole de Dieu. Il faut prendre conscience que dans une vie spirituelle il ne doit y avoir ni interstice ni relâche, mais une attention spirituelle de tous les instants.
- Ce combat n’est-il pas permis par Dieu pour contribuer à notre sanctification ?
- De fait, Dieu peut permettre qu’une action suivie de l’adversaire soit pour nous un appel à la pauvreté et à la confiance. Ce sont des fruits du combat spirituel. Le lieu de la tentation est le lieu de la sanctification. Autrement dit, la tentation porte souvent sur des points de sanctification. Si Dieu appelle quelqu’un dans la voie spirituelle de l’abandon, Il permet des tentations de crainte. Si c’est à la pureté, il permet des tentations dans la sphère de la sexualité. Et ainsi de suite… C’est le domaine électif des purifications.
- Dans ce combat, quelles sont nos armes ?
- D’abord le choix d’être disciple de Jésus, c’est-à-dire de consentir au mystère de la Croix dans notre vie. Concrètement, l’arme principale est la volonté, soutenue par les sacrements de l’Église, spécialement le sacrement de réconciliation, par la vie d’oraison et l’ouverture fraternelle. Les pères du désert disent que les esprits des ténèbres aiment les secrets.
- Si la tentation est le mode habituel d’action de Satan, quels sont les autres modes et comment se situent-ils les uns par rapport aux autres ?
- Le stade qui suit la tentation s’appelle l’obsession. Il s’agit d’une attaque répétée qui justifie le nom de « grappin » que le curé d’Ars donnait au diable. Le propre de la tentation est d’être répétitive, mais lorsque celle-ci devient contraignante, on peut parler d’obsession.
Ensuite vient ce qu’on appelle l’infestation. C’est une action habituelle mais qui ne donne pas lieu à une complicité de la personne. Cela prend différentes formes : difficulté à faire le signe de croix, à prendre de l’eau bénite, à regarder la croix… bruits insolites, objets déplacés mystérieusement… et tout cela malgré une vie de fidélité à la foi. De grands saints ont été victimes de telles attaques : qu’on se souvienne, par exemple, du curé d’Ars.
Il y a enfin les liens et la possession. Le lien est un obstacle à la confiance filiale qui nous empêche d’avoir une entière liberté dans l’adhésion à Dieu comme Père. C’est une sorte de fardeau ou d’entrave. Il est une tendance au péché, et en même temps une séquelle du péché. Il peut avoir été contracté sans que nous le sachions par la pratique du péché ou un contact avec un guérisseur, une séance de spiritisme, etc. qui ont inscrit en nous une fragilité. Satan peut revenir plus facilement sur un chemin déjà parcouru une fois !
La possession présente une sorte de blocage, comme un homme qui serait emprisonné pieds et poings liés mais dont le cœur profond resterait libre. En effet, le cœur profond ne peut être habité que par l’Esprit de Dieu.
Le plus grave des degrés consiste dans l’existence d’un pacte explicite pour servir Satan. Mais même dans ce cas, l’homme est encore capable de se convertir et d’être délivré. L’homme qui se voue à Satan est un homme trompé par Satan, et à un moment ou un autre il peut s’en rendre compte. Lorsqu’on rencontre une telle personne, on côtoie un monde de haine et de perversion où tout est inversé. La destruction de la vie humaine devient l’objectif : c’est vertigineux…
Dans les signes de l’action satanique, n’oublions pas les signes à caractère moral et spirituel : tout ce qui contribue à la destruction des personnes ou à leur désunion. Pour prendre un cas courant : l’ambition démesurée d’un homme n’a rien d’inquiétant pour un thérapeute mais elle inquiétera le spirituel. Il peut y avoir une action grave de l’adversaire dans des personnes apparemment cohérentes et adaptées.
- Les moyens d’action du diable dans notre monde se limitent-ils au cœur de l’homme ? Ou une action matérielle est-elle possible ?
- Satan peut agir sur la totalité du monde de l’homme. Il peut provoquer des catastrophes naturelles (tempêtes, foudre … ). Il peut aussi intervenir sur les objets techniques. Je connais un couple dont la maison a été mystérieusement privée d’eau pendant 8 jours, par exemple.
Le diable peut également agir sur les collectivités : quand on pense au nazisme et qu’on essaie de comprendre comment Hitler a pu subjuguer des milliers d’hommes : on peut se demander si on n’est pas dans le domaine de la possession collective. Un aumônier allemand de la dernière guerre disait d’Hitler : « Diabolus et Satanas ! » Cela semble proprement inexplicable sur un plan humain. Certains catholiques allemands l’ont reconnu en affirmant : « Les portes de l’enfer se sont ouvertes. » Plus proche de nous, il y a le cas du Rwanda où les forces du mal ont atteint un autre paroxysme.
- Dans certains cas, le diable ne suscite-t-il pas des maladies ?… avec la difficulté de discerner s’il s’agit d’une maladie naturelle ou d’une attaque diabolique…
- Empiriquement dans ce domaine, on peut distinguer deux modes d’action de l’adversaire. D’ordinaire, il tire profit de nos fragilités et les augmente. Il essaie de provoquer la division en nous-mêmes et aussi avec les autres. Il s’oppose à l’Esprit de Dieu qui est force d’apaisement, d’unité et de communion.
Exceptionnellement, il peut produire un autre type d’action avec des symptômes d’ordre organique, psychosomatique ou psychique. Dans ce cas, je crois pouvoir distinguer deux caractéristiques :
1. Ces symptômes sont atypiques, inexplicables par la science habituelle, et rebelles à tout traitement médical.
2. Relativement isolés et stables, ils n’évoluent pas et ne prolifèrent pas.
A contrario, quand le symptôme est maladif, il se développe et envahit tout.
Je pense à une femme qui a eu des troubles psychologiques graves (psychotiques, accès mélancoliques) qu’elle mettait elle-même en rapport avec un avortement. Ce qui me frappe chez elle, c’est l’humilité et la confiance, car ces troubles ne l’empêchent pas de vivre sa vie de prière.
Quand il y a des troubles pyschopathologiques que l’adversaire a augmentés, ce qui frappe parfois, c’est la liberté avec laquelle les gens peuvent les porter. Ils ont une faiblesse qu’ils reconnaissent et qui les affectent profondément et, en même temps, une humilité qui les plonge dans la confiance en Dieu… Je crois que, quand l’Esprit de Dieu guide une existence, il tend à ce que ces symptômes se résorbent. Son action va dans le sens de l’unité et de l’harmonie. Il est vainqueur du Mal !
En règle générale, ce qui permet la lumière est de ne pas se focaliser sur les symptômes, mais sur la qualité de la vie spirituelle, la relation filiale à Dieu, et la qualité de la vie fraternelle.
- Comment expliquer tous ces phénomènes ? Il faut bien qu’ils soient permis par Dieu… Mais si c’est le cas, on risque d’arriver à remettre en cause que Dieu est amour ! Comment sortir de cette impasse ?
- La difficulté dans le concept de permission divine est que c’est bel et bien un acte du vouloir de Dieu. Car s’il ne la permettait pas, l’action de l’adversaire serait impossible. En revanche, si on supprime cette notion, on aboutit à une impasse entre deux contradictions :
- ou bien Dieu veut purement et simplement le mal, et, comme le prétend Calvin, Dieu prédestinerait certains à la damnation, ce qui est insoutenable ;
- ou bien Dieu est faible, il ne peut rien contre le mal, il ne peut rien contre Satan… ce qui contredit sa toute-puissance !
La notion de permission divine est donc nécessaire pour éviter cette impasse. Pour en rendre compte, il nous faut passer par la patience de Dieu : la permission divine est l’expression de sa patience. Pour un temps, parce qu’il a créé des êtres capables d’aimer et donc libres, il admet chez eux une conduite qu’il désapprouve. Mais, in fine, parce que Dieu est Dieu, « tout concourt au bien de ceux qui l’aiment » (Rm 8, 28).
Le père Pierre de Clorivière a été emprisonné injustement de 1804 à 1808. Napoléon et Foucher ont été les instruments peu dociles à Dieu – de cette incarcération. Cela n’empêchait pas le père de Clorivière de proclamer : « En prison, je n’ai rien attendu que de Dieu ! » Les hommes ne font que ce que Dieu permet. Une fois sorti, le père de Clorivière a restauré les jésuites en France et répandu la dévotion au Cœur de Jésus. Il n’y a pas d’amour sans souffrance, pas de maternité sans douleur, pas de fécondité sans patience.