FOI CHRÉTIENNE ET DÉMONOLOGIE Partie 1
FOI CHRÉTIENNE ET DÉMONOLOGIE
La S. Congrégation pour la Doctrine de la Foi a chargé un expert de préparer l’étude suivante, qu’elle recommande vivement comme base sûre pour réaffirmer la doctrine du Magistère sur le thème : « Foi chrétienne et démonologie ».
Les formes multiples de la superstition, l’appréhension obsessionnelle de Satan et des démons, les divers types de culte ou d’attachement que l’on a pour eux ont toujours été réprouvés par l’Église (1). Il serait donc injuste de prétendre que le christianisme, oublieux de la Seigneurie universelle du Christ, ait jamais fait de Satan l’objet privilégié de sa prédication, changeant en message d’épouvante la Bonne Nouvelle du Seigneur ressuscité. « Nous n’avons certainement pas plaisir à vous entretenir du diable, déclarait autrefois saint Jean Chrysostome aux chrétiens d’Antioche, mais la doctrine dont il me fournit l’occasion vous est de la plus grande utilité (2) ». Effectivement, ce serait une erreur malheureuse de faire comme si, l’histoire étant considérée comme révolue, la Rédemption avait obtenu tous ses effets sans qu’il soit encore nécessaire de mener le combat dont parlent le Nouveau Testament et les maîtres de la vie spirituelle.
UN MALAISE ACTUEL
Cette méprise pourrait bien être la nôtre aujourd’hui. De plusieurs côtés, en effet, on se demande s’il n’y aurait pas lieu de réviser sur ce point notre doctrine, à commencer par l’Écriture. Certains croient impossible toute prise de position, observant que les Livres saints ne permettraient pas de se prononcer ni pour ni contre l’existence de Satan et des démons : comme si la question pouvait demeurer en suspens. Mais plus souvent, cette existence est franchement mise en doute. Certains critiques, estimant pouvoir distinguer la position propre de Jésus, prétendent qu’aucune de ses paroles ne garantirait la réalité du monde démoniaque. L’affirmation de son existence refléterait plutôt, là où elle se rencontre, les idées d’écrits juifs ; ou elle relèverait de traditions néotestamentaires, mais non du Christ. N’appartenant pas au message évangélique central, elle ne lierait plus notre foi actuelle : libre à nous de l’abandonner. D’autres esprits, à la fois plus objectifs et plus radicaux, acceptent avec leur sens obvie les assertions de l’Écriture sur les démons ; mais ils ajoutent aussitôt que dans le monde d’aujourd’hui elles seraient inacceptables même pour les chrétiens. Eux aussi donc les écartent. Pour certains enfin, l’idée de Satan, quelle qu’en soit l’origine, aurait perdu son importance. En s’attardant encore à la justifier notre enseignement perdrait tout crédit : il ferait ombrage au discours sur Dieu, qui mérite seul notre intérêt. Pour les uns et pour les autres, finalement, les noms de Satan et du diable ne seraient que des personnifications mythiques ou fonctionnelles, n’ayant d’autre sens que de souligner en traits dramatiques l’emprise du mal et du péché sur l’humanité. Pur langage, qu’il appartiendrait à notre époque de décrypter. Quitte à trouver une autre manière d’inculquer aux chrétiens le devoir de lutter contre toutes les formes du mal dans le monde.
Pareils propos, répétés à grands frais d’érudition et diffusés par des revues et certains dictionnaires théologiques, ne peuvent manquer de troubler les esprits. Les fidèles, habitués à prendre au sérieux les avertissements du Christ et des écrits apostoliques, ont le sentiment que pareils discours entendent ici faire l’opinion. Et ceux d’entre eux qui sont informés des sciences bibliques et religieuses se demandent jusqu’où conduira le processus de démythisation ainsi engagé au nom d’une certaine herméneutique.
* * *
Devant pareils postulats et pour répondre à leur démarche, c’est au Nouveau Testament – pour faire bref – qu’il faut d’abord nous arrêter pour invoquer son témoignage et son autorité.
LE NOUVEAU TESTAMENT ET SON CONTEXTE
Avant de rappeler avec quelle indépendance d’esprit se comporta toujours Jésus à l’égard des opinions de son temps, il importe de relever que ses contemporains n’avaient pas tous au sujet des anges et des démons la croyance commune que certains semblent aujourd’hui leur prêter et dont il leur aurait été lui-même redevable. Une remarque du livre des Actes, éclairant une altercation survenue entre les membres du Sanhédrin à propos d’une déclaration de saint Paul, nous apprend en effet que, à la différence des Pharisiens, les Sadducéens n’admettaient « ni résurrection, ni ange, ni esprit », c’est-à-dire, comme l’entendent de bons interprètes, ne croyaient pas plus aux anges et aux démons qu’à la résurrection (3). Ainsi, au sujet de Satan et des démons, comme à propos des anges, l’opinion contemporaine semble bien avoir été partagée entre deux conceptions diamétralement opposées. Comment donc prétendre que Jésus, en exerçant et en donnant le pouvoir de chasser les démons, et qu’à sa suite les écrivains du Nouveau Testament n’ont fait qu’adopter ici, sans le moindre esprit critique, les idées et les pratiques de leur temps ? Certes, le Christ, et à plus forte raison les apôtres, appartenant à leur époque, en partageaient la culture. Jésus, toutefois, en raison de sa nature divine et de la révélation qu’il venait communiquer, dépassait son milieu et son temps : il échappait à leur pression. La lecture de son sermon sur la montagne suffit du reste à convaincre de sa liberté d’esprit autant que de son respect pour la tradition (4). C’est pourquoi quand il eut à révéler le sens de sa rédemption il dut tenir compte évidemment des Pharisiens qui croyaient comme lui au monde futur, à l’âme, aux esprits et à la résurrection, mais aussi des Sadducéens, affranchis de ces croyances. Aussi à l’heure où les premiers l’accusèrent de chasser les démons avec la complicité de leur prince, il aurait pu leur échapper en se rangeant au postulat sadducéen. Mais, ce faisant, il aurait menti à sa mission autant qu’à son être. Il lui fallait donc, sans renier la croyance aux esprits et à la résurrection – qui lui était commune avec les Pharisiens – se désolidariser de ceux-ci non moins que s’opposer aux Sadducéens. Prétendre donc aujourd’hui que le discours de Jésus sur Satan ne serait que doctrine d’emprunt sans importance pour la foi universelle paraît ainsi, de prime abord, une opinion peu informée sur l’époque et sur la personnalité du Maître. Si Jésus a tenu ce langage, si surtout il le traduisit en acte par son ministère, c’est qu’il exprimait une doctrine nécessaire – au moins pour une part – à la notion et à la réalité du salut qu’il apportait.
LE TÉMOIGNAGE PROPRE DE JÉSUS
Aussi bien les principales guérisons de possédés furent accomplies par le Christ à des heures qui se présentent comme décisives dans les récits de son ministère. Ses exorcismes posaient et orientaient le problème de sa mission et de sa personne : les réactions qu’ils suscitèrent le prouvent assez (5). Sans mettre jamais Satan au centre de son Évangile, Jésus n’en parla pourtant qu’à des instants apparemment cruciaux et par des déclarations d’importance. C’est d’abord en acceptant d’être tenté par le diable au désert qu’il commença son ministère public : le récit de Marc, en raison même de sa sobriété, est aussi décisif que ceux de Matthieu et de Luc (6). C’est encore contre cet adversaire qu’il mit en garde dans son Sermon sur la montagne et dans la prière qu’il enseigna aux siens, le Notre Père, comme l’admettent aujourd’hui un bon nombre de commentateurs (7), appuyés par l’accord de plusieurs liturgies (8). Dans ses paraboles, il attribua à Satan les obstacles rencontrés par sa prédication (9), ainsi que la présence de l’ivraie dans le champ du père de famille (10). A Simon-Pierre, il annonça que « la puissance des enfers » chercherait à prévaloir contre l’Église (11), que Satan le passerait lui-même au crible ainsi que les apôtres (12). Au moment de quitter le cénacle, le Christ déclara que la venue du « prince de ce monde » était imminente (13). A Gethsémani, quand la troupe mit sur lui les mains pour l’arrêter, il affirma qu’était arrivée l’heure de « la puissance des ténèbres (14) » : il savait déjà néanmoins et il avait certifié au cénacle qu’« était désormais condamné le prince de ce monde (15) ». Ces faits et ces déclarations – bien placés, répétés et concordants – ne sont pas le résultat du hasard. Il n’est pas possible de les traiter en données fabuleuses à démythiser. Sinon, il faudrait admettre qu’à ces heures critiques la conscience de Jésus, dont les récits attestent la lucidité et la maîtrise de soi devant ses juges, était la proie de phantasmes illusoires et que sa parole était dépourvue de toute fermeté : ce qui contredirait à l’impression des premiers auditeurs et des lecteurs actuels des Évangiles. Ainsi la conclusion s’impose. Satan, que Jésus avait affronté par ses exorcismes, rencontré au désert et dans sa passion, ne peut pas être le simple produit de la faculté humaine de fabulation et de projection, ni le vestige aberrant d’un langage culturel primitif.
LES ÉCRITS PAULINIENS
Il est vrai que saint Paul, résumant à grands traits dans l’épître aux Romains la situation de l’humanité devant le Christ, personnifie le péché et la mort dont il montre la redoutable puissance. Mais ce n’est là dans sa doctrine qu’un moment, qui n’est pas l’effet d’un jeu littéraire, mais de sa conscience aiguë de l’importance de la croix de Jésus et de la nécessité de l’option de foi qu’il exige. Paul n’identifie point d’ailleurs le péché à Satan. Dans le péché, en effet, il voit d’abord ce qu’il est essentiellement, un acte personnel des hommes, ainsi que l’état de culpabilité et d’aveuglement où Satan cherche effectivement à les jeter et à les maintenir (16). Ainsi distingue-t-il bien l’un et l’autre, Satan et le péché. Le même apôtre qui, devant « la loi du péché qu’il ressent en ses membres » confesse d’abord son impuissance sans la grâce (17), est le même qui, plein de décision, invite à résister à Satan (18), à ne pas lui donner prise (19) et à l’écraser sous nos pieds (20). Car Satan est pour lui une grandeur personnelle, « le lieu de ce monde (21) », un adversaire attentif, aussi distinct de nous que du péché qu’il suggère. Comme dans l’Évangile, l’apôtre le voit à l’œuvre dans l’histoire du monde, en ce qu’il appelle « le mystère de l’iniquité (22) » ; dans l’incrédulité qui refuse de connaître le Seigneur Jésus (23), voire même dans l’aberration idolâtrique (24), dans la séduction qui menace la fidélité de l’Église au Christ son Époux (25), enfin dans l’égarement eschatologique qui conduit au culte de l’homme mis à la place de Dieu (26). Assurément, il mène au péché, mais il se distingue du mal qu’il fait commettre.
L’APOCALYPSE ET L’ÉVANGILE DE SAINT JEAN
Quant à l’Apocalypse, elle est évidemment surtout la fresque grandiose où resplendit la force du Christ ressuscité dans les témoins de son Évangile : elle proclame le triomphe de l’Agneau immolé. On se méprendrait pourtant du tout au tout sur la nature de cette victoire si l’on n’y voyait pas le terme d’un long combat où interviennent, à travers les puissances humaines qui s’opposent au Seigneur Jésus, Satan et ses anges, distingués les uns des autres autant que de leurs agents historiques. C’est en effet l’Apocalypse qui, révélant l’énigme des noms et des symboles divers de Satan dans l’Écriture, le démasque définitivement dans son identité (27). Son action y recouvre les siècles de l’histoire humaine devant Dieu.
Il n’est donc pas surprenant que dans l’Évangile de saint Jean Jésus parle du diable et qu’il le qualifie de « prince de ce monde (28) ». Assurément son action sur l’homme est intérieure. Néanmoins, il est impossible de ne voir dans sa figure qu’une personnification du péché et de la tentation. Jésus peut sans doute reconnaître que pécher c’est être « esclave (29) » : il n’identifie pourtant pas à Satan lui-même ni cette servitude ni le péché qui s’y manifeste. Sur les pécheurs, le diable n’exerce qu’une influence morale, mesurée du reste à l’accueil que chacun consent à son inspiration (30) : c’est librement qu’ils exécutent ses « désirs (31) » et font « son œuvre (32) ». En ce sens et dans cette mesure seulement il est « leur père (33) ». Car entre Satan et la conscience personnelle demeure toujours la distance spirituelle qui sépare son « mensonge » de l’acquiescement que nous pouvons lui donner ou lui refuser (34), de même qu’entre le Christ et nous existe toujours l’intervalle que met « la vérité » qu’il révèle et propose, et que nous avons à accueillir par la foi. C’est pourquoi les Pères de l’Église, convaincus par l’Écriture, que Satan et les démons sont les adversaires de la Rédemption, n’ont pas manqué de rappeler aux fidèles leur existence et leur action.
DOCTRINE GÉNÉRALE
Dès le second siècle de notre ère Méliton de Sardes avait écrit un ouvrage « Sur le démon (35) » ; et il serait difficile de nommer un seul des Pères qui ait gardé sur ce sujet le silence. Comme de juste, les plus attentifs à mettre en lumière l’action du diable furent ceux d’entre eux qui mirent en lumière le dessein de Dieu dans l’histoire, notamment saint Irénée et Tertullien qui firent front successivement contre le dualisme gnostique et contre Marcion ; plus tard, Victorin de Pettau, et finalement saint Augustin. Saint Irénée enseigna que le diable est un « ange apostat (36) », que le Christ, récapitulant en lui-même la guerre que nous faisait cet ennemi, dut affronter dès le début de son ministère (37). Avec plus d’ampleur et de force, saint Augustin le montra à l’œuvre dans la lutte des « deux cités », qui trouvent leur origine dans le ciel à l’heure où les premières créatures de Dieu, les anges, se déclarèrent fidèles ou infidèles à leur Seigneur (38) ; dans la société des pécheurs il discerna un « corps » mystique du diable (39), que l’on retrouvera plus tard dans les Moralia in Job de saint Grégoire le Grand (40).
Évidemment la majorité des Pères, abandonnant avec Origène l’idée d’un péché charnel des anges déchus, virent dans leur orgueil – désir de s’élever au-dessus de leur condition, d’affirmer leur indépendance, de se faire passer pour Dieu – le principe de leur chute. Mais à côté de cet orgueil, plusieurs relevèrent en outre leur malignité à l’égard de l’homme. Pour saint Irénée, l’apostasie du diable aurait commencé au jour où il jalousa la nouvelle créature de Dieu et chercha à la dresser à son tour contre son auteur (41). Selon Tertullien, Satan, pour contrecarrer le plan du Seigneur, aurait plagié dans les mystères païens les institutions sacramentelles du Christ (42). L’enseignement patristique donna donc un écho substantiellement fidèle à la doctrine et aux directives du Nouveau Testament.
LATRAN IV (1215)
ET SON ÉNONCÉ DÉMONOLOGIQUE
Il est vrai qu’au cours de vingt siècles d’histoire le Magistère ne consacra à la démonologie que peu de déclarations proprement dogmatiques. La raison en est que l’occasion ne se présenta que rarement à deux reprises, dont la plus importante se situe au début du XIIIesiècle, quand se manifesta une résurgence du dualisme manichéen et priscillianiste avec l’apparition des Cathares ou Albigeois. Mais l’énoncé dogmatique d’alors, formulé dans un cadre doctrinal familier, rejoint d’assez près notre préoccupation actuelle, puisqu’il y va de l’univers et de sa création par Dieu :
« Nous croyons fermement et nous professons simplement... un principe unique de l’univers, créateur de toutes les choses visibles et invisibles, spirituelles et corporelles : par sa force toute-puissante dès le commencement du temps il créa tout ensemble de rien l’une et l’autre créature, spirituelle et corporelle, à savoir celle des anges et celle du monde, puis la créature humaine, qui tient en quelque sorte de l’une et de l’autre puisqu’elle est composée d’esprit et de corps. Car le diable et les autres démons ont été créés par Dieu naturellement bons, mais ce sont eux qui, d’eux-mêmes, se sont rendus mauvais ; quant à l’homme, il a péché à l’instigation du diable (43) ».
L’essentiel de cet exposé est sobre. Sur le diable et les démons le Concile se contente d’affirmer que, créatures du Dieu unique, ils ne sont pas substantiellement mauvais, mais qu’ils le devinrent par leur libre arbitre. Ni leur nombre ni leur faute, ni l’étendue de leur pouvoir ne sont alors précisés : ces questions étrangères au problème dogmatique en jeu, sont laissées à la discussion des écoles. Mais l’affirmation conciliaire, si succincte qu’elle soit, reste capitale. Elle émane du plus grand des Conciles du XIIIe siècle, qui la mit en bonne place dans sa profession de foi. Et celle-ci, précédée historiquement de peu par celles qu’on imposait aux Cathares et aux Vaudois (44), reconduisait aux condamnations portées contre le priscillianisme plusieurs siècles auparavant (45). Cette profession de foi mérite donc d’être considérée avec attention.
Elle adopte la structure habituelle aux Symboles dogmatiques et prend aisément place dans la série que ceux-ci formaient depuis Nicée. Telle qu’on vient de la lire, elle se résume, de notre point de vue, en deux thèmes connexes, également importants pour la foi : l’énoncé relatif au diable, auquel nous devrons nous arrêter particulièrement, suit en effet une déclaration sur le Dieu créateur de toutes choses « visibles et invisibles », c’est-à-dire des êtres corporels et angéliques.
PREMIER THÈME CONCILIAIRE :
DIEU CRÉATEUR DES ÊTRES
« VISIBLES ET INVISIBLES »
Cette affirmation concernant le Créateur et la formule qui l’exprime ont ici une importance particulière. Elles étaient si anciennes qu’elles s’enracinaient sur la doctrine de saint Paul. Glorifiant en effet le Christ ressuscité, l’Apôtre avait affirmé qu’il exerce l’empire sur tous les êtres « dans les deux, sur terre et dans les enfers (46) », « en ce monde-ci et dans le monde à venir (47) ». Affirmant ensuite sa préexistence, il enseigna qu’« il a tout créé dans les cieux et sur la terre, les (êtres) visibles et les invisibles (48) ». Pareille doctrine de la création eut sans retard son importance pour la foi chrétienne : car la Gnose et le Marcionisme tentèrent aussitôt, avant le Manichéisme et le Priscillianisme, de l’ébranler. Et les premiers Symboles de la foi spécifièrent régulièrement que « les (êtres) visibles et invisibles » ont tous été créés par Dieu. Affirmée par le Concile de Nicée-Constantinople (49), puis par celui de Tolède (50), elle se lisait dans les professions de foi des grandes Églises qui s’en servaient dans leur célébration du baptême (51). Elle pénétra aussi dans la grande prière eucharistique de saint Jacques à Jérusalem (52), de saint Basile en Asie mineure, et à Alexandrie (53), et d’autres Églises d’Orient (54). Chez les Pères grecs, elle apparaît dès saint Irénée (55) et dans l’Expositio fidei de saint Athanase (56). En Occident on la rencontre chez Grégoire d’Elvire (57), saint Augustin (58), saint Fulgence (59), etc.
Au moment où les Cathares d’Occident, prolongeant les Bogomiles de l’Europe orientale, restauraient le dualisme manichéen, la profession de foi du IVe Concile du Latran ne pouvait mieux faire que de reprendre cette déclaration et sa formule, qui revêtirent dès lors une importance définitive. Répétées en effet aussitôt par les professions de foi du second Concile de Lyon (60), de Florence (61) et de Trente (62), elles reparurent finalement dans la Constitution Dei Filius au premier Concile du Vatican (63) dans les termes mêmes qui avaient été ceux du IVe Concile du Latran en 1215. C’est donc bien là une affirmation primordiale et constante de la foi que ce Concile souligna providentiellement pour y rattacher son énoncé concernant Satan et les démons. Par là même il signifiait que leur cas, déjà important en lui-même, s’insérait dans un contexte plus général, formé par la doctrine de la création universelle et de la foi aux êtres angéliques.
DEUXIÈME THÈME CONCILIAIRE :
LE DIABLE
1. Le texte
Quant à cet énoncé démonologique, il est loin de se présenter comme une nouveauté adjointe pour la circonstance à la manière d’une conséquence doctrinale ou d’une déduction théologique : il apparaît au contraire comme un point ferme, acquis depuis longtemps. La seule formulation du texte en est déjà l’indice. En effet, une fois affirmée la création universelle, le document ne passe point au diable et aux démons comme à une conclusion logiquement déduite. Il n’écrit pas : « En conséquence Satan et les démons ont été créés naturellement bons... », comme il aurait fallu si la déclaration avait été nouvelle et tirée de la précédente. Au contraire il présente le cas de Satan comme une preuve de cette affirmation précédente, à titre d’argument contre le dualisme. Il écrit effectivement : « Car Satan et les démons ont été créés naturellement bons... ». Bref, l’énoncé qui les concerne se propose comme une affirmation indiscutée de la conscience chrétienne : c’est un temps fort du document. Il ne pouvait du reste en être autrement si l’on veut bien tenir compte de l’histoire.
2. La préparation :
les formulations positives et négatives
(IVe-Ve s.)
Effectivement dès le IVe siècle l’Église avait pris position contre la thèse manichéenne de deux principes coéternels et opposés (64). En Orient et en Occident elle enseignait fermement que Satan et les démons ont été créés et faits naturellement bons. « Crois, déclarait saint Grégoire de Nazianze au néophyte, qu’il n’existe pas d’essence du mal, ni de royaume [du mal], exempt de commencement ou subsistant par lui-même ou créé par Dieu » (65). Le diable était considéré comme une créature de Dieu, initialement bonne et éclatante ; malheureusement elle n’était pas restée dans la vérité où elle avait été établie (Jn 8, 44) ; elle s’était dressée contre le Seigneur (66). Le mal n’était donc pas dans sa nature, mais dans un acte libre et contingent de sa volonté (67). Pareilles affirmations – qui se lisaient équivalemment chez saint Basile (68), saint Grégoire de Nazianze (69), saint Jean Chrysostome (70), Didyme d’Alexandrie (71) en Orient, chez Tertullien (72), Eusèbe de Verceil (73), saint Ambroise (74) et saint Augustin (75) en Occident – pouvaient revêtir à l’occasion une forme dogmatique ferme. Elles se rencontraient ainsi tantôt en forme de condamnation doctrinale, tantôt en forme de profession de foi.
Le De Trinitate attribué à Eusèbe de Verceil l’exprimait vigoureusement en termes d’anathèmes successifs :
« Si quelqu’un professe que dans la nature où il a été fait l’ange apostat n’est pas l’œuvre de Dieu, mais qu’il existe de lui-même, allant jusqu’à lui attribuer de trouver en soi son principe, qu’il soit anathème.
Si quelqu’un professe que l’ange apostat a été fait par Dieu avec une nature mauvaise, et ne dit point qu’il a conçu le mal de lui-même par son vouloir propre, qu’il soit anathème.
Si quelqu’un professe que l’ange de Satan a fait le monde – loin de nous cette croyance – et n’a pas déclaré que tout péché a été inventé par lui, qu’il soit anathème (76) ».
Pareille rédaction en forme d’anathèmes n’était point un cas unique à l’époque : on la retrouve dans le Commonitorium, attribué à saint Augustin, qui était prévu pour l’abjuration des Manichéens. Cette instruction vouait en effet à l’anathème « celui qui croit qu’il y a deux natures ressortissant de deux principes divers, l’une bonne, qui est Dieu, l’autre mauvaise, non créée par lui (77) ».
Plus volontiers cependant cet enseignement s’exprimait sous la forme directe et positive d’une affirmation à croire. Ainsi parlait saint Augustin à l’ouverture de son De Genesi ad litteram :
« L’enseignement catholique ordonne de croire que cette Trinité est un seul Dieu, qui a fait et créé tous les êtres qui existent, dans la mesure où ils existent ; en sorte que toute créature, tant intellectuelle que corporelle, ou pour parler plus brièvement selon les termes des divines Écritures, soit invisible, soit visible, n’appartient pas à la nature divine, mais a été faite de rien par Dieu (78) ».
En Espagne le premier Concile de Tolède professait de même que Dieu est créateur de « tous [les êtres] visibles et invisibles » et qu’en dehors de lui « il n’existe pas de nature divine, d’ange, d’esprit ou de puissance quelconque qui puisse être tenu pour Dieu (79) ».
Ainsi dès le IVe siècle l’expression de la foi chrétienne – enseignée et vécue – présentait sur ce point les deux formulations dogmatiques, positives et négatives, que l’on retrouvera huit siècles plus tard au temps d’Innocent III et du IVe Concile du Latran.
Saint Léon le Grand
Dans l’intervalle, du reste, ces expressions dogmatiques ne tombèrent pas en désuétude. Au Ve siècle en effet, la lettre du Pape saint Léon le Grand à Turibius évêque d’Astorga – dont l’authenticité ne peut plus être mise en doute – parlait avec le même ton et la même clarté. Au nombre des erreurs priscillianistes qu’il réprouvait se rencontrent en effet les suivantes :
« L’annotation sixième (80) signale qu’ils prétendent que le diable n’a jamais été bon et que sa nature n’est pas l’œuvre de Dieu, mais qu’il est sorti du chaos et des ténèbres, puisqu’en effet il n’a personne pour auteur de son être mais est lui-même le principe et la substance de tout mal : alors que la vraie foi, la foi catholique, professe que la substance de toutes les créatures tant spirituelles que corporelles est bonne, et que le mal n’est pas une nature, étant donné que Dieu, créateur de l’univers, n’a rien fait que de bon. C’est pourquoi le diable lui-même serait bon, s’il était demeuré en l’état où il avait été fait. Malheureusement parce qu’il a mal usé de son excellence naturelle et n’est pas demeuré dans la vérité (Jn 8, 44), il ne s’est pas [sans doute] transformé en une substance contraire, mais il s’est séparé du souverain bien, auquel il aurait dû adhérer... (81) ».
L’affirmation doctrinale que l’on vient de lire (à partir des mots « la vraie foi, la foi catholique professe... » jusqu’à la fin) fut jugée si importante qu’elle reparut en propres termes au nombre des additions faites au VIe siècle au Livre des dogmes ecclésiastiques, attribué à Gennade de Marseille (82). Enfin le même ton magistériel se fera entendre pour appuyer la même doctrine dans la Règle de foi à Pierre, œuvre de saint Fulgence. Il faut « tenir principalement », « tenir très fermement », y sera-t-il écrit, que tout ce qui n’est pas Dieu est créature de Dieu, que tel est le cas de tous les êtres « visibles et invisibles » ; « qu’une partie des anges se sont détournés et éloignés volontairement de leur Créateur », et « qu’il n’y a pas de nature du mal (83) ».
Il n’est donc pas surprenant qu’en pareil contexte historique les Statuta Ecclesiae antiqua, composition canonique du Ve siècle, aient introduit parmi les interrogations destinées à vérifier la foi catholique des candidats à l’épiscopat la question suivante : « Si le diable est mauvais par condition ou s’il est devenu tel par libre arbitre (84) », formule qui se retrouvera dans les professions de foi imposées par Innocent III aux Vaudois (85).
Le premier Concile de Braga (VIe s.)
La doctrine était donc commune et ferme. Les nombreux documents qui l’expriment et dont nous avons rassemblé les principaux constituent l’arrière-plan doctrinal sur lequel se détache le premier Concile de Braga au milieu du Ve siècle. Ainsi préparé et appuyé, le ch. 7 de ce synode n’apparaît pas comme un texte isolé, mais comme un résumé de l’enseignement du IVe et du Ve siècle en ce domaine, notamment de la doctrine du Pape saint Léon le Grand :
« Si quelqu’un prétend que le diable n’a pas été d’abord un [bon] ange fait par Dieu, et que sa nature n’a pas été l’œuvre de Dieu, mais [s’il] prétend qu’il est sorti du chaos et des ténèbres et qu’il n’a personne pour auteur de son être, mais qu’il est lui-même le principe et la substance du mal, comme le disent Manès et Priscilien, qu’il soit anathème (86) ».
source:www.vatican.va
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